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LETTRES PARISIENNES (1838).

je vais lui plaire aujourd’hui. » Et il repartira pour séduire. Eh mon Dieu ! peut-être réussira-t-il ; peut-être dira-t-il, comme Victor Hugo, « qu’il a trouvé le public bien changé ! »


LETTRE TROISIÈME.

Le bal de la liste civile.
24 février 1838.

Il est dit que nous ne serons pas mondain cette année, les fêtes nous portent malheur, chaque plaisir nous amène un tourment ; nous revenons d’un concert avec la fièvre, nous rapportons d’un bal une névralgie ; nos plaisirs se payent tous le lendemain même, on ne nous fait point de crédit, et nous sommes toujours contraint d’acheter une agréable soirée par huit jours entiers de solitude. Nous ne nous plaindrions pas de notre sort, qui serait assez dans nos goûts, s’il ne contrastait amèrement avec le métier que l’on nous a fait prendre ; mais n’est-ce pas la plus cruelle ironie ?… un courrier qui passe toutes ses journées nonchalamment assis au coin du feu ! Autant vaudrait être un Argus aveugle, un escamoteur manchot ou un avocat muet. Cependant pour bien juger le monde, il est peut-être assez avantageux de n’y point aller. Un poëte fort spirituel disait un soir : « Je ne décris bien que ce que j’imagine ; je ne sais pas dépeindre ce que j’ai vu ; j’irai en Orient, mais plus tard, lorsque mon poëme oriental sera fini. » On se moquait de lui, on riait, on lui disait qu’il imiterait en cela Baour-Lormian, qui ne s’était mis à apprendre l’italien qu’après avoir publié sa traduction du Tasse ; on l’accusait de paradoxe, et pourtant, nous le voyons par nous-même aujourd’hui, il n’était pas loin d’avoir raison.

Quand on veut juger par ses propres yeux et avec ses idées, malgré soi on apporte un jugement tout fait ; on ne vient jamais seul, on est toujours et partout accompagné de ses prétentions ; une pensée sombre que vous aurez au fond du cœur attristera pour vous la plus brillante fête ; deux nuits d’insomnie vous feront bâiller pendant l’opéra le plus gracieux ; vous vous laisserez influencer dans vos jugements par vos impressions, et vous pourrez vous tromper bien des fois ; vos yeux voilés ver-