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LE VICOMTE DE LAUNAY.

ront toutes les choses sous un jour faux, vous serez comme ce savant qu’une femme coquette avait pris en horreur à cause de ses lunettes bleues : « Pourquoi le haïssez-vous ? lui disait-on. — Parce que je pense qu’il me voit bleue, et cela m’est désagréable. » Vous regarderez chaque objet avec vos préjugés, vos souvenirs, vos prétentions, vos jalousies, vos petites passions, bonnes ou mauvaises, besicles morales, lunettes abstraites, abat-jour intellectuels auxquels on s’accoutume aussi, mais qui n’en troublent pas moins les regards et la pensée ; enfin, vous verrez comme on voit avec toute espèce de lorgnon : vous verrez les détails, mais vous ne saisirez jamais l’ensemble ; tandis que, en ne voyant rien du tout, d’abord vous ne voyez pas mal : c’est déjà un avantage ; mais, ensuite, vous pouvez vous faire une idée juste et précise des événements et des plaisirs auxquels vous n’avez pas assisté, par les diverses impressions, par les jugements même contradictoires des personnes qui les ont vus pour vous et qui viennent vous les raconter. Ainsi nous n’avons pas admiré nous-même le magnifique bal de la liste civile, mais nous vous répéterons ce que l’on nous en a dit.

Opinion d’un carliste : « C’était la plus belle fête qu’on ait jamais imaginée, espagnole, mauresque, féerique, le plus séduisant coup d’œil ; des femmes charmantes, et puis des fleurs, des fleurs ! partout, sur tout, c’était enchanteur ! Nous vous avons bien regretté… »

Opinion d’un homme du juste-milieu : « C’était fort bien comme arrangement, beaucoup de lumière, beaucoup de fleurs ; mais peu de jolies femmes, et des figures étranges qu’on n’aurait pas dû voir là !… » (On sait que le juste-milieu croit avoir le monopole des jolies femmes.)

Eh bien, de ces deux opinions nous avons formé celle-ci :

C’était une fête superbe, parfaitement bien ordonnée, un bal de souscription qui avait l’air d’un bal d’ambassadeur, où il y avait de très-jolies femmes comme partout, car la beauté n’a pas de préjugés, elle s’attaque à tous les rangs, à toutes les sectes, à tous les partis ; hélas, non pas à tous les âges, mais enfin elle ne choisit pas ; il y avait donc de très-jolies femmes, des femmes élégantes et distinguées, des hommes de la meil-