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LETTRES PARISIENNES (1838).

arpents, au moins, de rochers admirables ! de purs rochers, des pics sublimes que nulle végétation vulgaire ne profane ; des pierres sacrées que la charrue a respectées, que les druides, sculpteurs étranges, ont seuls touchées. Voilà une retraite sauvage et poétique ! Admirez à votre aise les petits châteaux blancs et roses des environs de votre Paris, vos perrons grillés, ornés de l’inévitable vase de plâtre qu’habitent l’hortensia fidèle et le géranium obligé ; ratissez vos allées, peignez vos arbres, épluchez vos gazons, et promenez-vous à pied, sec dans vos rivières arides à l’ombre de vos ponts chinois : nous n’envions pas vos plaisirs… Nous n’avons point de petits châteaux, nous autres, nous n’avons pas même de maison ; mais nous avons des grottes superbes tapissées de mousse et de lierre, où l’on rêve silencieusement. Plantez vos choux et vos patates, récoltez-les et mangez-les ; nous méprisons ces cultures triviales : dans notre sol tout poétique, ces plantes domestiques n’osent germer ; les salades panachées n’embellissent pas nos jardins, mais les ajoncs et les bruyères forment sur le front de nos montagnes une couronne de pourpre et d’or. Nul hôte prosaïque ne trouble la paix de nos ondes : là, point de carpes, point de goujons ; mais de grands lézards au corset d’émeraude, mais des serpents, des couleuvres, des vipères, des aspics. L’aspic est un reptile historique fort estimé. Là, point de gibier familier, ennemi docile qui s’apprivoise ; point de cerfs ni de chevreuils ; mais des renards, mais des sangliers, mais des loups. Point d’oiseaux de pâtisserie, point de cailles et de perdreaux ; mais des milans, des chouettes, des sarcelles et des hérons. Là, point d’eau dormante et verdâtre qu’enferme la maçonnerie d’un bassin, point de jet d’eau périodique qu’on n’abandonne à sa furie que le premier dimanche du mois ; mais un torrent que rien n’arrête, qui traverse un village et l’emmène, se chargeant lui-même de transporter tous les meubles, les buffets, les tables, les chaises, comme une voiture de déménagement. Aimable torrent, les gens du pays qui possèdent des terres, des champs de blé, t’accusent ; ils blâment ton humeur vagabonde, ils te reprochent ton inconstance ; mais nous te défendons contre eux, nous ne redoutons pas ta colère : dans notre belle solitude tu ne saurais rien