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LE VICOMTE DE LAUNAY.

par bonté d’âme, par dévouement, elle fait périr tous ses ennemis dans un repas qu’elle prend soin d’assaisonner elle-même.

Voyez enfin Ruy Blas : même travail, même vérité ; avilir la royauté, c’est le but, c’est la morale de cette œuvre, dites-vous ? Eh non, mille fois non ! ce n’est point de la royauté qu’il s’agit. Elle n’est mise là que pour faire valoir la pensée ; c’est l’antithèse, c’est le repoussoir, c’est un contraste, et voilà tout. La véritable pensée du drame est celle-ci : l’âme d’un laquais est aussi noble que l’âme d’un héros. Parlez-lui le langage de la passion généreuse, elle y répondra. L’amour fait de ce laquais un ministre, un grand homme d’État ; il est capable des plus belles actions, il réalise les plans les plus vastes ; ministre, il va sauver l’Espagne ; mais voilà que vous venez lui rejeter à la face, avec une ironie cruelle, tout son passé comme une injure, vous gonflez son cœur d’amertume ; alors cet homme, grand d’Espagne une heure, rentre avec furie dans son ancienne profession ; vous lui en faites un crime, il s’en fait une arme. Il ne veut pas combattre, il veut punir. Il dérobe traîtreusement à son maître son épée, et avec cette épée qu’il a nettoyée la veille, il le tue. Né gentilhomme, il se fût vengé en chevalier ; né domestique, il se fait justice en assassin ; et il commet ce meurtre dans un noble but, et cette lâcheté sauve l’honneur d’une reine. Mais est-ce donc sa faute à lui, si vous l’avez nourri de misère et d’outrages, si vous avez flétri ses jours ? Le ciel lui avait donné de nobles instincts comme à vous, c’est votre morale étrange qui les a fait taire. Vous lui avez enseigné le dédain de sa condition. Vous lui avez donné des coups de bâton, en lui disant : Je te chasse. Vous avez appelé devant lui valets ceux que vous méprisiez, quand au contraire il fallait lui dire : C’est l’intelligence qui fait la valeur d’un homme ; c’est le caractère qui fait la dignité ; un serviteur adroit et fidèle est plus qu’un maître incapable et voleur ! Son abjection est donc votre ouvrage, et vous seuls l’avez fait ainsi ; et vous le voyez lutter sans cesse avec la nature qui l’a créé noble et bon contre la société qui l’a fait envieux et méchant. Ah ! quelle admirable étude ! quel attachant spectacle ! Quand l’amour l’inspire, il est enfant de Dieu,