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LE VICOMTE DE LAUNAY.

hasard au spectacle, à la Chambre des députés ; ils demandent avec indifférence, quelquefois même avec intérêt : « Quel est ce jeune homme pâle qui est là-bas ? — C’est M. de G… — Quoi ! c’est lui ! ce n’est pas possible !… » Leur surprise est inexprimable, ils sont tout déconcertés ; ils ne reconnaissent pas l’homme qu’ils détestent ; celui qu’ils poursuivent de leurs injures ne ressemble pas à cela, leur haine est désarmée par l’objet même qui l’inspire. « C’est lui ? disent-ils avec stupéfaction ; quoi ! c’est lui ! je ne l’aurais jamais reconnu !… » Peu s’en faut qu’ils n’ajoutent : « Je le trouve bien changé ! »

Ces hommes qui ne font jamais rien sont d’une activité merveilleuse. On les voit partout : ils sont propagateurs de fausses nouvelles, fabricants d’histoires scandaleuses et missionnaires en calomnies ; ils connaissent tout le monde, ils savent tout ; ils ne sont pas électeurs, ou du moins il est très-rare qu’ils puissent l’être ; mais ils connaissent le collège électoral comme un père connaît ses enfants. Ils savent que telle infortune a telle échéance qui menace, que telle autre a tel procès à redouter. Ils savent que telle conscience est douteuse, et ils l’attaquent hardiment ; ils savent que telle autre est inflexible, et ils la respectent prudemment. Ils n’ont point d’esprit ; mais ils possèdent l’instinct et l’expérience de l’intrigue, et par malheur cela suffit pour entraîner. Les jours d’élections sont leurs grands jours de bataille. Ils se lèvent avec l’aurore ces jours-là ; ils courent sur les chemins et se posent aux embranchements de la route pour guetter les électeurs au passage, et là ils s’efforcent de les endoctriner ; ils se vantent quelquefois même de les griser généreusement. Ils font de la politique au vin blanc, au vin rouge ou à la bière : cela dépend des goûts et des opinions. On parle d’élections au punch qui ont parfaitement bien réussi. Ils se distribuent les électeurs, comme un butin qu’ils ont conquis : « Celui-ci est à moi, celui-ci est à vous ; je vous laisse le grand Bernard, vous me rendrez le petit Benoît… » Ils savent que celui-ci viendra de bonne heure, parce qu’il a affaire à la ville ; ils savent que l’autre viendra tard, parce que sa jument est boiteuse. Ils s’attachent à celui qui ne sait pas écrire, comme à une proie qui peut leur échapper ; ils l’entraînent chez l’électeur de leurs amis qui doit