Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 4.djvu/309

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
303
LETTRES PARISIENNES (1838).

lui servir de secrétaire, et là ils le couvent des yeux : s’il se lève, ils se lèvent avec lui ; s’il s’assied, ils vont s’asseoir près de lui ; si quelque imprudent laisse la porte ouverte, ils courent la fermer ; si l’électeur qui ne sait pas lire veut se promener dans le jardin, ils le suivent, et, sans se donner le temps de prendre leurs chapeaux, ils vont se promener avec lui ; ils le tiennent en laisse. Enfin l’heure de voter arrive : l’électeur secrétaire emmène son confrère, il le tient par le bras, il ne lui échappera pas. Les paresseux agitateurs l’escortent jusqu’à la mairie ; ils ne votent pas, mais ils lui disent : « Vous votez avec nous, mon brave, n’est-ce pas ? — Je crois que oui. » On rit de la simplicité du pauvre homme ; mais on n’en rira pas longtemps. L’électeur secrétaire se dispose à écrire pour lui son bulletin. « Merci, dit le naïf paysan, j’écrirai cette fois moi-même. — Quoi ! vous savez écrire ? — Non, mais ma fille m’a appris à griffonner ce nom-là… » Hélas ! c’est le nom du candidat constitutionnel… Les agitateurs sont furieux, car les agitateurs sont toujours contre les ministres : ils étaient contre M. Laffitte, ils étaient contre M. Guizot, ils étaient contre M. Mole ; mais, rassurez-vous, ils reseront contre M. Thiers, ils reseront contre le maréchal Soult, ils reseront contre M. Guizot ; ils seraient contre M. Barrot ! Ils vivent ainsi dans une opposition continuelle que ne motivent pas même leurs intérêts, et dans une haine permanente qui change tous les ans d’objet. Ils passent leurs jours à fumer et à jouer au billard, en médisant de ceux qui travaillent. Dans les provinces où le bon sens domine, on se moque d’eux ; on sait leur vie, ils n’ont aucun crédit ; mais dans les pays où les passions sont ardentes, dans les grandes villes où les envieux espèrent, — car il y a des envieux partout, mais ils n’ont pas partout les mêmes chances de succès et le désespoir les rend tranquilles ; — dans les grandes villes, disons-nous, où toutes les ambitions sont excitées, les paresseux agitateurs sont tout-puissants ; il faut les craindre. Moins nombreux que leurs adversaires, ils l’emportent cependant sur eux, à force de paroles et de mouvements ; ils ne représentent pas le pays, mais ils nomment trop souvent ceux qui doivent le représenter, et qui, choisis par eux, ne retracent que leur pauvre image. Oh ! si les travail-