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LE VICOMTE DE LAUNAY.

tants ouvrages, vigoureusement écrits, savamment charpentés, dont le nom est une illustration, dont le talent est une forttune, a pour ennemis naturels tous les Molières de petits théâtres, travailleurs obstinés, à la moustache noire, à la voix forte, aux bras nerveux, aux regards enflammés, nourris de mets succulents, abreuvés de vins capiteux, qui s’unissent par demi-douzaine et s’enferment avec importance pour écrire ensemble un petit vaudeville qui est sifflé. En vain cette femme voudrait traiter ces hommes-là comme des frères, en vain elle s’abaisserait jusqu’à fumer leurs cigares, jusqu’à boire du punch dans leurs verres, ces hommes forts ne pardonneront jamais à cette faible femme sa supériorité et son génie, parce que cette supériorité et ce génie sont la satire de leur impuissance et de leur misère.

Prenons des exemples moins sérieux.

Tout homme qui dans une orgie boit autant que les autres et n’est pas ivre à cinq heures du matin a pour ennemis naturels tous ceux qui seront sous la table ; ils ne le haïront peut-être pas pour cela, mais ils le puniront à leur manière et avec une proportion gardée, c’est-à-dire qu’ils ne l’inviteront plus.

Toute personne qui s’ennuie par délicatesse a pour ennemie naturelle toute personne qui s’amuse aux dépens de sa dignité.

Un homme qui dîne à vingt-deux sous a pour ennemis naturels tous les pique-assiettes ; c’est cruel, mais cela est ainsi, parce que la sobre fierté de l’un est une satire de l’indiscrète avidité des autres.

Nous pourrions vous citer bien des exemples encore, mais nous préférons vous croire convaincus ; vous ne viendrez plus nous dire, n’est-ce pas : Il s’est fait bien des ennemis… Oh ! ces ennemis-là, il les avait et il les aura toujours.

Cependant nous devons être juste, il y a de certaines choses peu importantes qui réellement font beaucoup d’ennemis. Pour les hommes, il y a les chevaux, les grooms et les loges de spectacle. Pour les femmes, il y a les rubans et les fleurs. Posséder un château magnifique et soixante mille livres de rente en terres, cela ne vous fait point d’ennemis ; se promener sur le boulevard en tilbury avec un cheval médiocrement beau, mais bien attelé, conduit par un groom bien tenu, cela vous