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LETTRES PARISIENNES (1840).

Regardez encore cette pauvre femme, comme elle a l’air de s’ennuyer. C’est une victime littéraire qui tâche de se faire une existence en écrivant. Ses médiocres ouvrages, qui se vendent assez bien, l’aident à vêtir convenablement sa petite fille. — Et son mari, où est-il donc ? — Il est au café là-bas, qui joue au billard, en faisant des plaisanteries contre les femmes-auteurs.

Voyez encore chez tous les ministres courir, s’agiter, parler cette petite femme ; elle est riche, elle n’a pas besoin de travailler ; mais son mari est un homme tout à fait nul, qui ne parviendrait à rien sans elle. Elle veut le faire nommer à telle place, et elle va solliciter pour lui, pendant qu’il joue au whist dans quelque club.

Eh ! pensez-vous que ce soit pour leur plaisir que les femmes se fassent ainsi actives et courageuses ? Croyez-vous qu’elles ne préféreraient pas mille fois redevenir nonchalantes et petites-maîtresses, et qu’il ne leur semblerait pas infiniment plus doux de passer leurs jours étendues sur de soyeux divans, avec des poses de sultane, entourées de fleurs, parées des plus riches étoffes, et n’ayant autre chose à faire que de plaire et d’être jolies ! En changeant leur nature, elles font un très-grand sacrifice, et qui leur coûte fort, croyez-le… Bien loin de les blâmer, il faudrait les admirer dans leur abnégation. Une jeune femme raisonnable ! une belle femme économe ! une femme qui se prive d’un objet qui peut l’embellir !… mais c’est un prodige de vertu ! c’est un modèle d’héroïsme ! Ah ! vous ne savez pas ce qu’il faut de courage à une femme pour se dévouer à être toujours vêtue humblement, vous ne savez pas à quelles innombrables et irrésistibles tentations il lui faut à tout moment résister ! En fait de parure, être sage, c’est être sublime ! Passer devant une boutique engageante et voir suspendu derrière la glace un délicieux ruban bleu de ciel ou lilas, un ruban provocateur qui vous excite à l’admirer ; dévorer du regard cette proie charmante ; bâtir toute sorte de châteaux en Espagne à son sujet ; se parer en idée de ses nœuds coquets et se dire : « Je mettrai deux rosettes dans mes cheveux ; le grand ruban sera pour la ceinture, le plus petit servira pour la pèlerine et pour les manches… » et puis tout à coup s’arracher violemment à ces coupables rêveries, se les