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Page:Œuvres complètes de Delphine de Girardin, tome 5.djvu/272

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LE VICOMTE DE LAUNAY.

gastronome, les sauces de la civilisation n’ont déjà plus rien à lui apprendre.

Le Parisien est précoce en tout ; si à vingt ans il est un savant gastronome, à vingt-cinq ans il sera aussi un joueur consommé. Le jeu n’est plus comme autrefois une audacieuse gageure, une violente émotion demandée au hasard, ou plutôt une interrogation courageuse adressée à l’oracle, dont on attend la réponse avec une anxiété pleine de terreur et de charme… Ivresse poétique, angoisse délicieuse que George Sand a dépeinte avec tant de génie dans une des plus éloquentes pages de Lélia… Le jeu, aujourd’hui, est une spéculation froide et malveillante contre des caractères connus ; c’est l’exploitation déloyale de défauts traîtreusement observés dans des intimités hostiles, de qualités perfidement excitées dans le commerce d’une prétendue amitié, et dont on se sert au jour de la lutte pour vaincre son adversaire par ce qu’on a découvert en lui de faible ou de généreux.

Dans les jeux publics et de hasard, on luttait contre une banque, c’est-à-dire contre un être abstrait et collectif, mystérieux comme le sphinx, impassible comme le destin. Le combat était sincère. Vous étiez heureux ou malheureux, toute la question était là. Maintenant on lutte contre des camarades de plaisirs, et quelquefois contre des amis ; et les jeux que l’on joue sont des jeux de combinaison. Il s’agit moins alors d’être heureux que d’être habile, et moins encore d’être habile que d’être effronté. Dans cette lutte, ce ne sont pas les cartes qui sont en présence, ce sont les caractères, et les plus délicats sont toujours les plus malheureux. Si vous êtes physionomiste, ne pariez jamais toute une soirée pour de certains profils. Voilà un noble front qui sera longtemps soucieux ; avec ce sourire plein de franchise, on ne gagne jamais de grosses sommes. Voici, au contraire, près de vous, un regard faux et malin avec lequel vous pouvez vous engager. Pariez pour lui hardiment : il saura bien, toujours et malgré tout, forcer le sort à lui devenir favorable. Son moyen est bien simple : quand il perd… il aime la nuit, il ne sait vivre que la nuit… « Ce sont, dit-il, les niais qui vivent le jour ; il n’y a que les bourgeois et les sauvages qui adorent le soleil ! » Ce qui lui plaît à