Aller au contenu

Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/346

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

mes blessures. Depuis mon retour j’ai senti, sans m’en alarmer, l’intérêt plus vif que je prenais à votre amie ; car je savais bien que l’état de mon cœur ne lui permettrait jamais d’aller trop loin, et voyant ce nouveau goût ajouter à l’attachement déjà si tendre que j’eus pour elle dans tous les temps, je me suis félicité d’une émotion qui m’aidait à prendre le change, et me faisait supporter votre image avec moins de peine. Cette émotion a quelque chose des douceurs de l’amour, et n’en a pas les tourments. Le plaisir de la voir n’est point troublé par le désir de la posséder ; content de passer ma vie entière, comme j’ai passé cet hiver, je trouve entre vous deux cette situation paisible et douce qui tempère l’austérité de la vertu et rend ses leçons aimables. Si quelque vain transport m’agite un moment, tout le réprime et le fait taire : j’en ai trop vaincu de plus dangereux pour qu’il m’en reste aucun à craindre. J’honore votre amie comme je l’aime et c’est tout dire. Quand je ne songerais qu’à mon intérêt, tous les droits de la tendre amitié me sont trop chers auprès d’elle pour que je m’expose à les perdre en cherchant à les étendre ; et je n’ai pas même eu besoin de songer au respect que je lui dois pour ne jamais lui dire un seul mot dans le tête-à-tête, qu’elle eût besoin d’interpréter ou de ne pas entendre. Que si peut-être elle a trouvé quelquefois un peu trop d’empressement dans mes manières, sûrement elle n’a point vu dans mon cœur la volonté de le témoigner. Tel que je fus six mois auprès d’elle, tel je serai toute ma vie. Je ne connais rien après vous de si parfait qu’elle ; mais, fût-elle plus parfaite que vous encore, je sens qu’il faudrait n’avoir jamais été votre amant pour pouvoir devenir le sien.

Avant d’achever cette lettre, il faut vous dire ce que je pense de la vôtre. J’y trouve avec toute la prudence de la vertu les scrupules d’une âme craintive qui se fait un devoir de s’épouvanter, et croit qu’il faut tout craindre pour se garantir de tout. Cette extrême timidité a son danger ainsi qu’une confiance excessive. En nous montrant sans cesse des monstres où il n’y en a point, elle nous épuise à combattre des chimères ; et, à force de nous effaroucher sans sujet, elle nous tient moins en garde contre les périls véritables, et nous les laisse moins discerner. Relisez quelquefois la lettre que milord Edouard vous écrivit l’année dernière au sujet de votre mari ; vous y trouverez de bons avis à votre usage à plus d’un égard. Je ne blâme point votre dévotion ; elle est touchante, aimable, et douce comme vous ; elle doit plaire à votre mari même. Mais prenez garde qu’à force de vous rendre timide et prévoyante, elle ne vous mène au quiétisme par une route opposée, et que, vous montrant partout du risque à courir, elle ne vous empêche enfin d’acquiescer à rien. Chère amie, ne savez-vous pas que la vertu est un état de guerre, et que, pour y vivre, on a toujours quelque combat à rendre contre soi ? Occupons-nous moins des dangers que de nous, afin de tenir notre âme prête à tout événement. Si chercher les occasions c’est mériter d’y succomber, les fuir avec trop de soin, c’est souvent nous refuser à de grands devoirs ; et il n’est pas bon de songer sans cesse aux tentations, même pour les éviter. On ne me verra jamais rechercher des moments dangereux ni des tête-à-tête avec des femmes ; mais, dans quelque situation que me place désormais la Providence, j’ai pour sûreté de moi les huit mois que j’ai passés à Clarens, et ne crains plus que personne m’ôte le prix que vous m’avez fait mériter. Je ne serai pas plus faible que je l’ai été ; je n’aurai pas de plus grands combats à rendre ; j’ai senti l’amertume des remords ; j’ai goûté les douceurs de la victoire. Après de telles comparaisons on n’hésite plus sur le choix ; tout, jusqu’à mes fautes passées ; m’est garant de l’avenir.

Sans vouloir entrer avec vous dans de nouvelles discussions sur l’ordre de l’univers et sur la direction des êtres qui le composent, je me contenterai de vous dire que, sur des questions si fort au-dessus de l’homme, il ne peut juger des choses qu’il ne voit pas, que par induction sur celles qu’il voit, et que toutes les analogies sont pour ces lois générales que vous semblez rejeter. La raison même, et les plus saines idées que nous pouvons nous former de l’Etre suprême, sont très favorables à cette opinion ; car bien que sa puissance n’ait pas besoin de