Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/605

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ses relations morales, tous les engagements qu’il a contractés, tous ceux qu’on a contractés avec lui, à quel point il est parvenu dans le progrès de ses facultés, quel chemin lui reste à faire, les difficultés qu’il y trouvera, les moyens de franchir ces difficultés ; en quoi je lui puis aider encore, en quoi lui seul peut désormais s’aider, enfin le point critique où il se trouve, les nouveaux périls qui l’environnent, et toutes les solides raisons qui doivent l’engager à veiller attentivement sur lui-même avant d’écouter ses désirs naissants.

Songez que, pour conduire un adulte, il faut prendre le contrepied de tout ce que vous avez fait pour conduire un enfant. Ne balancez point à l’instruire de ces dangereux mystères que vous lui avez cachés si longtemps avec tant de soin. Puisqu’il faut enfin qu’il les sache, il importe qu’il ne les apprenne ni d’un autre, ni de lui-même, mais de vous seul : puisque le voilà désormais forcé de combattre, il faut, de peur de surprise, qu’il connaisse son ennemi.

Jamais les jeunes gens qu’on trouve savants sur ces matières, sans savoir comment ils le sont devenus, ne le sont devenus impunément. Cette indiscrète instruction, ne pouvant avoir un objet honnête, souille au moins l’imagination de ce qui la reçoivent, et les dispose aux vices de ceux qui la donnent. Ce n’est pas tout ; des domestiques s’insinuent ainsi dans l’esprit d’un enfant, gagnent sa confiance, lui font envisager son gouverneur comme un personnage triste et fâcheux ; et l’un des sujets favoris de leurs secrets colloques est de médire de lui. Quand l’élève en est là, le maître peut se retirer, il n’a plus rien de bon à faire.

Mais pourquoi l’enfant se choisit-il des confidents particuliers ? Toujours par la tyrannie de ceux qui le gouvernent. Pourquoi se cacherait-il d’eux, s’il n’était forcé de s’en cacher ? Pourquoi s’en plaindrait-il, s’il n’avait nul sujet de s’en plaindre ? Naturellement ils sont ses premiers confidents ; on voit, à l’empressement avec lequel il vient leur dire ce qu’il pense, qu’il croit ne l’avoir pensé qu’à moitié jusqu’à ce qu’il le leur ait dit. Comptez que si l’enfant ne craint de votre part ni sermon ni réprimande, il vous dira toujours tout, et qu’on n’osera lui rien confier qu’il vous doive taire, quand on sera bien sûr qu’il ne vous taira rien.

Ce qui me fait le plus compter sur ma méthode, c’est qu’en suivant ses effets le plus exactement qu’il m’est possible, je ne vois pas une situation dans la vie de mon élève qui ne me laisse de lui quelque image agréable. Au moment même où les fureurs du tempérament l’entraînent, et où, révolté contre la main qui l’arrête, il se débat et commence à m’échapper, dans ses agitations, dans ses emportements, je retrouve encore sa première simplicité ; son cœur, aussi pur que son corps, ne connaît pas plus le déguisement que le vice ; les reproches ni le mépris ne l’ont point rendu lâche ; jamais la vile crainte ne lui apprit à se déguiser. Il a toute l’indiscrétion de l’innocence ; il est naïf sans scrupule ; il ne sait encore à quoi sert de tromper. Il ne se passe pas un mouvement dans son âme que sa bouche ou ses yeux ne le disent ; et souvent les sentiments qu’il éprouve me sont connus plus tôt qu’à lui.

Tant qu’il continue de m’ouvrir ainsi librement son âme, et de me dire avec plaisir ce qu’il sent, je n’ai rien à craindre, le péril n’est pas encore proche ; mais s’il devient plus timide, plus réservé, que j’aperçoive dans ses entretiens le premier embarras de la honte, déjà l’instinct se développe, déjà la notion du mal commence à s’y joindre, il n’y a plus un moment à perdre ; et, si je ne me hâte de l’instruire, il sera bientôt instruit malgré moi.

Plus d’un lecteur, même en adoptant mes idées, pensera qu’il ne s’agit ici que d’une conversation prise au hasard avec le jeune homme, et que tout est fait. Oh ! que ce n’est pas ainsi que le cœur humain se gouverne ! Ce qu’on dit ne signifie rien si l’on n’a préparé le moment de le dire. Avant de semer, il faut labourer la terre : la semence de la vertu lève difficilement ; il faut de longs apprêts pour lui faire prendre racine. Une des choses qui rendent les prédications le plus inutiles est qu’on les fait indifféremment à tout le monde sans discernement et sans choix. Comment peut-on penser que le même sermon convienne à tant d’auditeurs si diversement disposés, si différents d’esprit, d’humeurs, d’âges, de sexes, d’états et d’opinions ? Il n’y en a peut-être pas deux auxquels ce qu’on dit à tous puisse être