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Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/606

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convenable ; et toutes nos affections ont si peu de constance, qu’il n’y a peut-être pas deux moments dans la vie de chaque homme où le même discours fît sur lui la même impression. Jugez si, quand les sens enflammés aliènent l’entendement et tyrannisent la volonté, c’est le temps d’écouter les graves leçons de la sagesse. Ne parlez donc jamais raison aux jeunes gens, même en âge de raison, que vous ne les ayez premièrement mis en état de l’entendre. La plupart des discours perdus le sont bien plus par la faute des maîtres que par celle des disciples. Le pédant et l’instituteur disent à peu près les mêmes choses : mais le premier les dit à tout propos ; le second ne les dit que quand il est sûr de leur effet.

Comme un somnambule, errant durant son sommeil, marche en dormant sur les bords d’un précipice, dans lequel il tomberait s’il était éveillé tout à coup ; ainsi mon Émile, dans le sommeil de l’ignorance, échappe à des périls qu’il n’aperçoit point : si je l’éveille en sursaut, il est perdu. Tâchons premièrement de l’éloigner du précipice, et puis nous l’éveillerons pour le lui montrer de plus loin.

La lecture, la solitude, l’oisiveté, la vie molle et sédentaire, le commerce des femmes et des jeunes gens : voilà les sentiers dangereux à frayer à son âge, et qui le tiennent sans cesse à côté du péril. C’est par d’autres objets sensibles que je donne le change à ses sens, c’est en traçant un autre cours aux esprits que je les détourne de celui qu’ils commençaient à prendre ; c’est en exerçant son corps à des travaux pénibles que j’arrête l’activité de l’imagination qui l’entraîne. Quand les bras travaillent beaucoup, l’imagination se repose ; quand le corps est bien las, le cœur ne s’échauffe point. La précaution la plus prompte et la plus facile est de l’arracher au danger local. Je l’emmène d’abord hors des villes, loin des objets capables de le tenter. Mais ce n’est pas assez ; dans quel désert, dans quel sauvage asile échappera-t-il aux images qui le poursuivent ? Ce n’est rien d’éloigner les objets dangereux, si je n’en éloigne aussi le souvenir ; si je ne trouve l’art de le détacher de tout, si je ne le distrais de lui-même, autant valait le laisser où il était.

Émile sait un métier, mais ce métier n’est pas ici notre ressource ; il aime et entend l’agriculture, mais l’agriculture ne nous suffit pas : les occupations qu’il connaît deviennent une routine ; en s’y livrant, il est comme ne faisant rien ; il pense à toute autre chose ; la tête et les bras agissent séparément. Il lui faut une occupation nouvelle qui l’intéresse par sa nouveauté, qui le tienne en haleine, qui lui plaise, qui l’applique, qui l’exerce, une occupation dont il se passionne, et à laquelle il soit tout entier. Or, la seule qui me paraît réunir toutes ces conditions est la chasse. Si la chasse est jamais un plaisir innocent, si jamais elle est convenable à l’homme, c’est à présent qu’il y faut avoir recours. Émile a tout ce qu’il faut pour y réussir ; il est robuste, adroit, patient, infatigable. Infailliblement il prendra du goût pour cet exercice ; il y mettra toute l’ardeur de son âge ; il y perdra, du moins pour un temps, les dangereux penchants qui naissent de la mollesse. La chasse endurcit le cœur aussi bien que le corps ; elle accoutume au sang, à la cruauté. On a fait Diane ennemie de l’amour ; et l’allégorie est très juste : les langueurs de l’amour ne naissent que dans un doux repos ; un violent exercice étouffe les sentiments tendres. Dans les bois, dans les lieux champêtres, l’amant, le chasseur sont si diversement affectés, que sur les mêmes objets ils portent des images toutes différentes. Les ombrages frais, les bocages, les doux asiles du premier, ne sont pour l’autre que des viandis, des forts, des remises ; où l’un n’entend que chalumeaux, que rossignols, que ramages, l’autre se figure les cors et les cris des chiens ; l’un n’imagine que dryades et nymphes, l’autre que piqueurs, meutes et chevaux. Promenez-vous en campagne avec ces deux sortes d’hommes ; à la différence de leur langage, vous connaîtrez bientôt que la terre n’a pas pour eux un aspect semblable, et que le tour de leurs idées et aussi divers que le choix de leurs plaisirs.

Je comprends comment ces goûts se réunissent et comment on trouve enfin du temps pour tout. Mais les passions de la jeunesse ne se partagent pas ainsi : donnez-lui une seule occupation qu’elle aime, et tout le reste sera bientôt oublié. La variété des désirs vient de celle des connaissances, et les premiers plaisirs qu’on connaît sont longtemps les seuls qu’on recherche.