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Page:Œuvres complètes du Marquis de Sade, tome 13, édition définitive (extrait), 1973.djvu/5

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Elle éclate au hasard, et les fils, et les pères,
Les temples, les bordels, les dévots, les bandits,
Tout plaît à la nature : il lui faut des délits.
Nous la servons de même en commettant le crime :
Plus notre main l’étend et plus elle l’estime[1].
Usons des droits puissants qu’elle exerce sur nous
En nous livrant sans cesse aux plus monstrueux goûts[2] :
Aucun n’est défendu par ses lois homicides,
Et l’inceste, et le viol, le vol, les parricides,
Les plaisirs de Sodome et les jeux de Sapho,
Tout ce qui nuit à l’homme ou le plonge au tombeau,
N’est, soyons-en certains, qu’un moyen de lui plaire.
En renversant les dieux, dérobons leur tonnerre
Et détruisons avec ce foudre étincelant
Tout ce qui nous déplaît dans un monde effrayant.
N’épargnons rien surtout : que ses scélératesses
Servent d’exemple en tout à nos noires prouesses.
Il n’est rien de sacré : tout dans cet univers
Doit plier sous le joug de nos fougueux travers[3].
Plus nous multiplierons, varierons l’infamie,
Mieux nous la sentirons dans notre âme affermie,
Doublant, encourageant nos cyniques essais,
Pas à pas chaque jour nous conduire aux forfaits.

Après les plus beaux ans si sa voix nous rappelle,
En nous moquant des dieux retournons auprès d’elle :
Pour nous récompenser son creuset nous attend ;
Ce que prit son pouvoir, son besoin nous le rend.
Là tout se reproduit, là tout se régénère ;
Des grands et des petits la putain est la mère,
Et nous sommes toujours aussi chers à ses yeux,
Monstres et scélérats que bons et vertueux.

  1. Aussitôt qu’il est démontré que le crime lui plaît, l’homme qui la servira le mieux sera nécessairement celui qui donnera le plus d’extension ou de gravité à ses crimes, en observant que l’extension lui plaît mieux encore que la gravité, car le meurtre ou le parricide, quelque différence qu’y établissent les hommes, sont absolument la même chose à ses yeux. Mais celui qui aura commis le plus de désordres dans l’univers lui plaira toujours bien davantage que celui qui se sera arrêté au premier pas. Que cette vérité mette bien à l’aise ceux qui lâchent la bride à leurs passions, et qu’ils se convainquent bien qu’ils ne servent jamais mieux la nature qu’en multipliant leurs forfaits.
  2. Ces goûts ne sont vraiment utiles et chers à la nature qu’autant qu’ils propagent, qu’ils étendent ce que les hommes appellent le désordre. Plus ils coupent, sapent, détériorent, détruisent, plus ils lui sont précieux. L’éternel besoin qu’elle a de destruction sert de preuve à cette assertion ; détruisons donc ou empêchons de naître, si nous voulons être utiles à ses plans. Ainsi le masturbateur, le meurtrier, l’infanticide, l’incendiaire, le sodomite, sont des hommes selon ses désirs et ceux que nous devons par conséquent imiter.
  3. S’imposer des freins ou des barrières dans la route du crime serait visiblement outrager les lois de la nature qui nous livre indistinctement tous les êtres dont elle nous entoure sans jamais motiver d’exception, parce qu’elle méconnaît nos chaînes et nos liens, que toutes ces prétendues destructions sont nulles à ses yeux, que le frère qui couche avec sa sœur ne fait pas plus de mal que l’amant qui couche avec sa maîtresse et que le père qui immole son fils n’outrage pas davantage la nature que le particulier qui assassine un inconnu sur le grand chemin. Aucune de ces différences n’existe à ses yeux : ce qu’elle veut, c’est le crime ; n’importe la main qui le commet ou le sein sur lequel il est commis.