Page:Œuvres de Bacon, II.djvu/268

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la sensibilité pour les bêtes mêmes jusqu’au point de faire l’aumône aux chiens et aux oiseaux, de sorte qu’au rapport du Baron de Busheck, un orfèvre vénitien courut le risque d’être lapidé par le peuple de Constantinople pour avoir mis une espèce de bâillon à un oiseau qui avait un bec extrêmement long. Cependant, cette vertu même, je veux dire la bonté, la charité, a ses erreurs et ses mépris; les Italiens ont même à ce sujet cet odieux proverbe : « Il est si bon, qu’il n’est bon à rien » et Nicolas Machiavel, un de leurs docteurs, a bien eu l’impudence d’avancer, en termes clairs et formels, que le Christianisme avait été nuisible aux hommes très bons et en avait fait la proie des hommes injustes et tyranniques. Ce qui le faisait parler ainsi, c’est qu’en effet jamais religion, loi ou secte n'a exalté la bonté ou la charité autant que l’a fait la religion chrétienne. Ainsi, pour éviter tout à la fois le scandale et le danger, il est bon de connaître les erreurs qu’un sentiment si louable en lui-même peut faire commettre. Ne négligez aucune occasion ni aucun moyen pour faire du bien aux hommes, mais sans être esclave de leurs fantaisies, ni la dupe de leur visage composé, ce qui serait pure facilité ou mollesse de caractère, c’est-à-dire une vraie faiblesse et une servitude pour les âmes honnêtes. Ne donnez pas non plus une perle au coq d’Ésope, qui préférerait un grain d’orge. Le meilleur précepte en ce genre, c’est l’exemple de Dieu même, qui fait luire son soleil et tomber sa pluie sur le juste et l’injuste indistinctement, mais qui ne dispense pas à tous en même mesure les richesses, les honneurs ou les talents. Les biens qui sont naturellement communs doivent être communiqués à tous sans distinction, mais ceux qui de leur nature sont moins communs, ne doivent être donnés qu’avec choix. Prenez garde aussi, en faisant la copie, de briser l’original, car la théologie même nous apprend que l’amour de nous-même est l’original, et que l’amour du prochain n’est que la copie. « Vends tout ce que tu as, donnes-en le produit au pauvre et suis-moi » oui, mais ne vends tout ce que tu as qu’autant que tu es bien décidé à me suivre, c'est-à-dire ne prends ce parti extrême qu’en embrassant un genre de vie tu puisses faire, avec de petits moyens, autant de bien que d’autres en feraient avec les plus grandes richesses, autrement, en voulant grossir le ruisseau tu tarirais la source. Non seulement on observe chez plusieurs individus une habitude de bonté dirigée par la raison, mais il en est aussi qui ont une inclination naturelle à faire du bien, et d’autres encore qui ont un désir naturel de nuire et qui semblent se plaire à faire le mal. Le plus faible degré de cette malignité naturelle, c'est un caractère