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Lettre XIII

Au premier abord, rien ne paraît plus opposé que les tendances de ces deux impulsions, puisque l’une a pour objet le changement et l’autre l’immutabilité. Et cependant ce sont ces deux impulsions qui épuisent la notion de l’humanité, et une troisième impulsion fondamentale, qui tiendrait le milieu entre elles, est absolument inconcevable. Comment donc rétablirons-nous l’unité de la nature humaine ; unité qui paraît complètement détruite par cette opposition primitive et radicale ?
Il est vrai, ces tendances se contredisent ; mais, il faut bien le remarquer, ce n’est pas dans les mêmes objets. Or, ce qui ne se rencontre pas ne saurait entrer en collision. Sans doute, l’impulsion sensible veut le changement ; mais elle ne veut pas qu’il s’étende à la personnalité et à son domaine : qu’il y ait changement dans les principes. L’impulsion formelle veut l’unité et la permanence ; mais elle ne veut pas qu’avec la personne l’état aussi devienne fixe : qu’il y ait identité de sentiment. Ces deux impulsions ne sont donc pas opposées par nature ; et si, malgré cela, elles le paraissent, c’est qu’elles le sont devenues par une libre transgression de la nature, en se méconnaissant elles-mêmes, et en confondant leurs sphères[1].

  1. Des qu’on admet un antagonisme primitif, et parlant nécessaire, des deux impulsions, il est hors de doute que le seul moyen de maintenir l’unité dans l’homme, c’est de subordonner absolument l’impulsion sensible à l’impulsion rationnelle. Mais de là ne peut naître que l’uniformité, et non l’harmonie, et la scission continuera éternellement dans l’homme. Sans contredit, la subordination doit avoir lieu, mais une subordination réciproque ; car, bien que les limites ne puissent jamais fonder l’absolu, et que, par conséquent, la liberté ne puisse jamais relever du temps, il n’en est pas moins certain que, par lui-même, l’absolu ne peut jamais fonder les limites, et que l’état dans le temps ne saurait relever de la liberté. Ces deux principes sont donc à la fois subordonnés et coordonnés l’un par rapport à l’autre, c’est-à-dire qu’ils sont corrélatifs : pas de matière sans forme, pas de forme sans matière. (Ce concept de la corrélation est analysé supérieurement par Fichte, qui en montre toute l’importance dans son fondement de la doctrine universelle de la science, Leipzig, 1794.) Ce qu’il en est de la personne dans la sphère des idées, nous l’ignorons sans doute ; mais, ce que nous savons très bien, c’est qu’elle ne peut se manifester dans la sphère du temps, sans recevoir une matière. Ainsi donc, dans cette sphère, la matière aura quelque chose & déterminer, non-seulement sous la forme, mais aussi à côté de la forme, et indépendamment de cette dernière. Dès lors, autant il est nécessaire que le sentiment ne décide rien dans la sphère de la raison, autant il l’est d’autre part que la raison ne s’arroge pas le droit de déterminer dans la sphère du sentiment. Par cela seul qu’on assigne un domaine à chacune des deux facultés, on en exclut l’autre, et l’on fixe à chacune d’elles une limite qui ne peut être franchie qu’où détriment de toutes les deux. Dans une philosophie transcendantale, où tout tend à affranchir la forme du fond et à maintenir le nécessaire pur de tout contingent, on s’accoutume fort aisément à considérer le monde physique simplement comme un obstacle, et à se représenter la sensibilité qui gêne ces opérations, comme en contradiction nécessaire avec la raison. Cette opinion, il est vrai, n’est nullement dans l’esprit du système de Kant, mais elle pourrait bien être dans la lettre. (Note de Schiller.)