d’autrui, des dignités, des places qui font vivre. S’il échoue dans cet espoir, qui est plus malheureux que lui ? C’est en vain qu’il a vécu, veillé, travaillé ; en vain qu’il a recherché la vérité, si la vérité ne se convertit pas pour lui en or, en louanges de gazettes, en faveurs de princes.
Qu’il est à plaindre, l’homme qui, avec le plus noble de tous les instruments, la science et l’art, ne prétend et n’exécute rien de plus élevé que le mercenaire avec les instruments les plus communs ; qui dans le domaine de la plus parfaite liberté promène une âme d’esclave ! Mais plus à plaindre encore est le jeune homme de talent dont la marche, naturellement droite et heureuse, est détournée, par des leçons et des modèles pernicieux, vers cette fausse route ; qui se laisse persuader d’apprendre et d’acquérir avec cette soucieuse sollicitude, uniquement en vue de sa carrière future. Bientôt l’ensemble de ses connaissances professionnelles le dégoûtera comme un incohérent assemblage de pièces et de morceaux ; il s’éveillera en lui des désirs que ce savoir ne pourra satisfaire ; son génie se révoltera contre sa destination. Tout ce qu’il fait ne lui paraît désormais que fragments ; il ne voit aucun but à son activité, et pourtant il lui est insupportable de travailler sans but. Ce qu’il y a de pénible, de minutieux dans ses fonctions l’accable, parce qu’il n’y peut opposer ce joyeux courage qui n’accompagne que la vue claire du but où l’on tend et le pressentiment de la perfection. Il se sent isolé, arraché de la chaîne qui lie les choses, parce qu’il a négligé de rattacher son activité au grand tout de l’univers. Le juriste, dès que la lueur d’une culture plus parfaite lui montre les lacunes de ses notions de droit, se dégoûte de ces notions ; tandis qu’il devrait s’efforcer maintenant de les animer d’une vie nouvelle, et de tirer de son propre fonds de quoi combler les vides qu’il a découverts. Le médecin se brouille avec sa profession, aussitôt que de graves mécomptes lui font voir l’incertitude de ses systèmes ; le théologien perd l’estime de la sienne, dès que sa foi, à l’infaillibilité de tout l’échafaudage de sa doctrine vient à chanceler.
Qu’il en est bien autrement du philosophe ! Autant le savant de profession s’étudie à isoler sa science de toutes les autres, autant le philosophe s’efforce d’étendre le domaine de la sienne