Page:Œuvres de Spinoza, trad. Saisset, 1861, tome II.djvu/326

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au péril de se soumettre absolument au pouvoir arbitraire d’un autre ; car, ainsi que nous l’avons prouvé, ce droit de commander tout ce qui leur plaît n’appartient aux souverains que pendant qu’ils ont un absolu pouvoir : s’ils perdent ce pouvoir, ils perdent en même temps le droit de commander, et ce droit tombe entre les mains de ceux qui l’ont acquis ou qui peuvent le garder. C’est pourquoi on ne voit que fort rarement les souverains donner des ordres absurdes ; car il leur importe surtout, dans leur intérêt à venir et pour garder le pouvoir, de veiller au bien public et de ne se diriger dans leur commandement que par les conseils de la raison. Les pouvoirs violents, comme le dit Sénèque, n’ont jamais duré. Ajoutez à cela que dans la démocratie les ordres absurdes sont moins à craindre que dans les autres gouvernements. Il est, en effet, presque impossible que la majorité d’une grande assemblée donne ses voix à une absurdité. D’ailleurs, le fondement et l’objet de ce gouvernement, c’est, comme nous l’avons aussi démontré, d’arrêter les dérèglements de l’appétit et de tenir les hommes, autant que possible, dans les limites de la raison, afin qu’ils vivent ensemble dans la paix et dans la concorde ; que si ce fondement est enlevé, l’édifice tout entier ne peut manquer de s’écrouler. Ainsi donc le soin de veiller aux intérêts de l’État ne regarde que le souverain ; il appartient aux sujets d’exécuter ses ordres et de ne reconnaître d’autre droit que celui qui est marqué par le souverain. Mais on pensera peut-être que nous voulons par ce moyen rendre les sujets esclaves, parce qu’on s’imagine que c’est être esclave que d’obéir et qu’on n’est libre que lorsqu’on vit à sa fantaisie. Il n’en est rien ; car celui-là est réellement esclave qui est asservi à ses passions et qui est incapable de voir et de faire ce qui lui est utile, et il n’y a de libre que celui dont l’âme est saine et qui ne prend d’autre guide que la raison. Sans doute l’action qui résulte d’un ordre, c’est-à-dire l’obéissance, enlève en quelque sorte la