Page:Œuvres de Vauvenargues (1857).djvu/334

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j’ai de l’ode est que c’est une espèce de délire, un transport de l’imagination ; mais ce transport et ce délire, s’ils étaient vrais et non pas feints, devraient remplir les odes de sentiment ; car il n’arrive jamais que l’imagination soit véritablement échauffée sans passionner l’âme : or, rien n’est plus froid que de très-beaux vers, où l’on ne trouva que de l’harmonie, et des images sans chaleur et sans enthousiasme[1]. Mais ce qui fait que Rousseau est si admiré, malgré ce défaut de passion, c’est que la plupart des poètes qui ont essayé de faire des odes, n’ayant pas plus de chaleur que lui, n’ont pu même atteindre à son élégance, à son harmonie, à sa simplicité, et à la richesse de sa poésie, Ainsi, il est admiré, non-seulement pour les beautés réelles. de ses ouvrages, mais aussi pour les défauts de ses imitateurs. Les hommes sont faits de manière qu’ils ne jugent guère que par comparaison ; et, jusqu’à ce qu’un genre ait atteint sa véritable perfection, ils ne s’aperçoivent point de ce qui lui manque ; ils ne s’aperçoivent pas méme qu’ils ont pris une mauvaise route, et qu’ils ont manqué le génie d’un certain genre, tant que le vrai génie et la vraie route leur restent inconnus. C’est ce qui a fait que tous les mauvais auteurs qui ont primé dans leur siècle ont passé incontestablement pour de grands hommes, personne n’osant contester à ceux qui faisaient mieux que les autres qu’ils fussent dans le bon chemin[2].

12. — SUR LA POÉSIE ET L’ÉLOQUENCE.

M. de Fontenelle dit formellement, en plusieurs endroits de ses ouvrages, que l’éloquence et la poésie sont peu de

  1. Add. : [ « Je doute que nous ayons atteint le vrai génie de l’ode. Je n’ai lu nl celles d’Horace, ni celles de Pindar ; mais il me parait que les nôtres, je dis meme les plus utimées, sont vides de choses, qu’on n’y trouve que des beautés d’imaginatjon, fort peu de sentiment, et encore moins d’intérêt. On n’y remarque aussi qu’un délire feint, et il serait bien difficile, en effet, qu’il fut naturel, lorsqu’on ne prend aucun soin de le motiver, et qu’on ne le prépare point par des sentiments violents. » ]
  2. Voir, dans les Réflexions critiques sur quelques poètes, le morceau intitulé J.-B. Rousseau, page 255. — G