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nouveaux essais sur l’entendement

n’a rien vu, ni lu, ni entendu, pourvu que, dans ces histoires et représentations, il ne prenne point pour vrai ce qui n’est point, et que ces impressions ne l’empêchent point d’ailleurs de discerner le réel de l’imaginaire, ou l’existant du possible. C’est pourquoi certains logiciens du siècle de la réformation qui tenaient quelque chose du parti des Ramistes[1], n’avaient point de tort de dire que les topiques ou les lieux d’invention (Argumenta, comme ils les appellent) servent tant à l’explication ou description bien circonstanciée d’un thème incomplexe, c’est-à-dire d’une chose ou idée, qu’à la preuve d’un thème complexe, c’est-à-dire d’une thèse, proposition ou vérité. Et même une thèse peut être expliquée, pour en bien faire connaître le sens et la force, sans qu’il s’agisse de sa vérité ou preuve, comme l’on voit dans les sermons ou homélies, qui expliquent certains passages de la sainte Écriture, ou dans les répétitions ou lectures sur quelques textes du droit civil ou canonique, dont la vérité est présupposée. On peut même dire qu’il y a des thèmes qui sont moyens entre une idée et une position. Ce sont les questions, dont il y en a qui demandent seulement le oui et non : et ce sont les plus proches des propositions. Mais il y en a aussi qui demandent le comment et les circonstances, etc., où il y a plus à suppléer, pour en faire des propositions. Il est vrai qu’on peut dire que, dans les descriptions (même des choses purement idéales), il y a une affirmation tacite de la possibilité. Mais il est vrai aussi que, de même qu’on peut entreprendre l’explication et la preuve d’une fausseté, ce qui sert quelquefois à la mieux réfuter, l’art des descriptions peut tomber sur l’impossible. Il en est comme de ce qui se trouve dans les fictions du comte de Scandiano, suivi par l’Arioste, et dans l’Amadis des Gaules ou autres vieux romans, dans les contes des fées, qui étaient redevenus à la mode il y a quelques années, dans les véritables histoires de Lucien[2] et dans les voyages de Cyrano

  1. Les Ramistes, disciples de Ramus ou Pierre de La Ramée, célèbre réformateur de la logique au xvie siècle et grand adversaire d’Aristote, né à Cuth (Vermandois) en 1515, mort à Paris en 1572 dans le massacre de la Saint-Barthélémy. Ses principaux ouvrages sont ses Dialecticæ partitiones (1543) ; Aristotelicæ animadversiones (même année) ; Schola dialecticæ, etc. La liste complète en est donnée par M. Ch. Vaddington dans son livre sur la Vie et les Écrits de Ramus.
  2. Lucien, sophiste et polygraphe célèbre de l’antiquité, né à Samosate, dans le iie siècle de l’ère chrétienne. Parmi les nombreux écrits de Lucien, on connaît surtout ses Dialogues des dieux et des morts, son Traité sur l’art d’écire l’histoire, l’Assemblée des Dieu, Ménippe. — Édition d’Hermsterhuys (4 vol., Amsterdam, 1743 ; — Traduction française de Talbot, 2 vol. in-12, Paris, 1860).