Page:Œuvres politiques de Machiavel.djvu/285

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et parce que Rome ne devait sa liberté et sa puissance qu’à leur bras. Cette prétention leur paraissait raisonnable ; ils voulurent donc obtenir ce pouvoir par tous les moyens. Mais lorsqu’il fallut peser en particulier le mérite de chacun, ils connurent toute leur faiblesse, et jugèrent que nul ne méritait individuellement les honneurs dont tous ensemble ils se croyaient dignes. Alors rougissant d’eux-mêmes, ils eurent recours à ceux qui méritaient leur suffrage. Et Tite-Live, frappé à juste titre d’admiration pour cette conduite, s’écriait : Hanc modestiam æquitatemque et altitudinem animi ubi nunc in uno inveneris, quæ tunc populi universi fuit ?

Pour fortifier cet exemple, je puis en rapporter un autre extrêmement remarquable ; c’est ce qui se passa à Capoue après qu’Annibal eut complètement battu les Romains à Cannes. Cette défaite avait mis en flamme toute l’Italie ; Capoue même était sur le point de se soulever, tant était forte la haine qui animait le peuple contre le sénat. Pacuvius Calanus occupait en ce moment la première magistrature : prévoyant l’imminence de la révolution qui menaçait la ville, il essaya par son crédit de réconcilier le peuple et le sénat. Affermi dans cette résolution, il fit assembler les sénateurs, leur exposa la haine que le peuple nourrissait contre eux, le danger qu’ils couraient d’être massacrés, et de voir la ville livrée à Annibal, par suite des revers des Romains. Il ajouta que, s’ils voulaient le laisser agir, il espérait parvenir à réconcilier les deux ordres ; mais qu’il fallait qu’il pût les enfermer dans le palais, parce que le moyen de les sauver était de laisser croire au peuple qu’il pouvait les punir.

Les sénateurs se rendirent à cette proposition ; Pacuvius alors convoqua le peuple, et après avoir enfermé le sénat dans le palais, il dit aux citoyens assemblés que le moment était enfin arrivé de dompter l’orgueil de la noblesse, et de se venger des injures qu’ils