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ASSEMBLEE NATIONALE - 1ère SEANCE DU 16 JUILLET 1953

Ce cortège du 14 juillet n’avait jamais donné lieu à des incidents sanglants, ni à des interventions policières, jamais, sauf une fois, en 1944, sous l’occupation. Déjà, alors, un jeune Français, Yves Toudic, avait été tué pour avoir voulu manifester le 14 juillet. Mais il avait été tué, cette fois-là, par des balles allemandes et non par des balles françaises.

M. Pierre Guérard. En 1951 aussi, il y a eu des incidents.

M. le président. Monsieur Guérard, vous êtes inscrit pour intervenir. Je vous demande de respecter l’ordre de la discussion.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Le cortège s’était déroulé dans le calme.

Outre des adultes, il y avait là des enfants, des vieux et de nombreux mutilés. Aucune pancarte insultante.

Aucune pancarte ne faisant appel à la violence.

De plus, aucun règlement de police n’a été enfreint à aucun moment. La presse non plus que les communiqués du ministère de l’intérieur ne font état d’infraction aux règlements policiers.

Je voudrais dire aussi quelques mots des incidents eux-mêmes. À la différence des précédents orateurs, je parlerai, d’une part, comme membre du comité d’organisation de la manifestation, d’autre part, comme témoin oculaire de bout en bout.

À dix-sept heures, le quatrième groupe d’Algériens finissait de défiler. Je voyais passer les pancartes. C’étaient des portraits de Messali Hadj, des appels à la lutte contre le racisme et à la lutte pour les libertés. La dislocation était normale. Elle a été soudain hâtée par une averse extrêmement violente et c’est à ce moment-là, sous la poussée des manifestants refluant pour se protéger de la pluie, que les barrières ont été renversées.

C’est à ce moment-là aussi, dix-sept heures dix exactement, que sur un petit groupe d’environ trois cents Algériens a eu en la première charge de police. À 120 mètres à peu près des tribunes, les policiers ont chargé à la matraque pour essayer d’enlever un portrait de Messali Hadj et une pancarte qui était déjà à demi fermée.

Les Algériens ont reflué vers la place mais arrivait alors le cinquième groupe d’Algériens, environ 1.000 à 1.200 hommes. Devant cette masse, les policiers durent se replier, mais ils appelèrent des renforts et les premiers coups de feu furent tirés sur les manifestants. On tira dans le tas. Deux hommes, dès les premières minutes, furent tués. Les manifestants refluèrent vers les barrières renversées et c’est après avoir constaté, la rage au cœur, qu’ils avaient eu deux des leurs tués, qu’ils piétinèrent les barrières pour en arracher les barreaux et s’en faire des armes pour contre-attaquer.

À ce moment-là, les policiers ont reflué en désordre, un car et une voiture de police vides ont été renversés et brûlés, mais les policiers sont revenus et, cette deuxième fois, ont tiré au revolver et à la mitraillette.

Le bilan de l’opération a été de sept morts. Les balles ont été tirées dans la tête, au cœur et au ventre.

Je veux dire comment est mort Lurot Maurice, trésorier du syndicat des métaux du 18e arrondissement : une vingtaine d’hommes du service d’ordre étaient autour de la tribune. Ils furent envoyés pour demander aux Algériens, malgré les morts, de rompre et de se replier. C’est au cours de cette mission que Maurice Lurot a été tué par les policiers.

Maintenant, je voudrais faire quelques remarques.

D’abord, comme l’ont déjà signalé les orateurs précédents, il n’y a eu aucune sommation. Même le 6 février 1934, il y a eu des sommations.

Deuxièmement, on a pu voir ― je l’ai constaté moi-même — sur la place de la Nation, à l’entrée de l’avenue du Trône, des centaines de douilles par terre — je dis bien des centaines.

Malgré le communiqué tendancieux émanant de ses services, nous demandons encore que M. le ministre de l’intérieur, qui va sans doute nous répondre, nous prouve qu’un seul coup de feu a été tiré par les manifestants, qu’une seule arme a été saisie alors que, du côté des manifestants, il y a eu sept morts.

Troisième remarque : des témoins ont été interrogés, non pas des manifestants, mais des hommes qui n’appartiennent à aucune organisation politique et qui assistaient, de leur fenêtre, à la manifestation. Ces témoins ont accepté de donner leurs noms, notamment M. Payssé dont le témoignage est très clair ― la police pourra le recueillir ― et un Anglais, M. Ellen Schaffer, qui a dénoncé les méthodes policières et la véritable surexcitation des éléments policiers.

Enfin, quatrième remarque, le communiqué de M. Martinaud-Déplat évoque toujours l’argument de légitime défense. Je sais bien qu’un policier est toujours en état de légitime défense. Même quand on matraque un reporter-photographe à trente contre un, on invoque alors aussi la légitime défense. Probablement, le reporter du Parisien Libéré avait-il commis, en essayant de prendre une photographie, un outrage aux agents. Naturellement, nous savons la haine policière que, sur les ordres de leurs chefs, les agents de police portent aujourd’hui aux Algériens, aux progressistes, aux communistes et aux photographes. (Rires.)

Pourquoi ? Parce que les photographes sont des témoins et qu’ils ne veulent pas de témoins. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. le ministre de l’intérieur. Vous pourrez consulter les photographies que j’ai en main.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Je serais très heureux que ces photographies puissent circuler dans toute l’Assemblée. Je les ai vues moi-même. Je vous ferai également, très volontiers, voir un lot de photographies qui ont été prises par les reporters de tous les journaux, même ceux de droite, et dont vous ne parlez pas.

Cinquième remarque : il semble bien que la police se laisse emporter maintenant par des vagues de racisme. Même votre premier communiqué, monsieur le ministre, nous a étonnés. Vous avez cherché à y opposer les éléments européens et les éléments nord-africains.

Quand il y a une vague de racisme dans une police, on est bien obligé d’en rendre les chefs responsables.

La première fois que des incidents graves se produisirent en France avec les Algériens, ce fut le 1er juillet 1951. C’était trois mois après la prise de pouvoirs de M. Baylot. Au cours de la manifestation, la police essaya de couper le cortège à la hauteur des Algériens pour séparer ces derniers de ceux que vous appelez les Européens.

Un communiqué officieux a d’ailleurs mensongèrement déclaré que la partie du cortège constituée par les Algériens n’était pas, cette fois-ci, séparée : les représentants de la banlieue étaient devant, les Algériens et les délégués des arrondissements derrière.

Ce racisme policier, nous en avons eu, depuis, trop d’exemples : 10.000 Algériens arrêtés le 8 décembre 1951, au moment de la manifestation du Vel’ d’Hiv, qui était autorisée ; trois tués à Montbéliard le 23 mai 1952, un tué à Paris le 28 mai 1952 ; 100 blessés à Valenciennes le 1er mai 1953, 6 tués hier.

Il s’agit là de choses atroces. On ne peut pas renvoyer de telles affaires sine die ; elles méritent une enquête sérieuse.

Mais il est difficile et nous ne serions pas, de ce fait, tranquilles — que M. Baylot enquête sur M. Baylot. (Applaudissements à l’extrême gauche.)

M. Paul Coirre. L’honorabilité de M. Baylot ne saurait être mise en cause.

M. Emmanuel d’Astier de la Vigerie. L’homme des pigeons pourrait, une fois de plus, altérer la vérité.

Je m’excuse d’évoquer à ce sujet une affaire personnelle. En novembre 1951, M. Baylot faisait envahir le journal Libération par 60 policiers. Je faisais paraître la nouvelle dans le journal Libération. M. Baylot m’accusait de mensonge et me poursuivait.

Je déposais plainte en diffamation. M. Perès, juge d’instruction, accepta une confrontation entre M. Baylot et moi-même. Mais, depuis deux ans, j’attends cette confrontation parce que M. Baylot, paraît-il, est au dessus des lois et qu’il ne veut pas être confronté, fût-ce avec un parlementaire.

En effet, nous avons pris plusieurs fois M. Baylot en flagrant délit de mensonge. Cette fois-ci, nous voudrions qu’il ne soit pas au dessus des lois.

D’ailleurs, pour conclure sur cette journée du 14 juillet, il faut rappeler les incidents de la soirée.

Déjà, au cours du défilé, des éléments parachutistes avaient collaboré avec la police.