Page:A la plus belle.djvu/44

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les avait bien vite essuyées, ces deux larmes. Mais l’œil de Mme Reine était agile.

Il n’y eut du reste que Mme Reine à voir le regard de messire Aubry et les larmes furtives de la fillette. Jeannin était tout entier à sa tranche de bœuf presque achevée, et à l’histoire du nain qui commençait. Marcou cherchait une espièglerie à faire. Dom Sidoine épurait, en idée, un texte obscur de certain manuscrit du IXe siècle. Maître Bellamy se demandait combien Binic, le fermier du Moulin-Bernier, moudrait de sommes à un dernier tournois la double, pour parfaire deux écus qu’il redevait sur son bail.

— Tant il y a, reprit le nain, qu’après avoir mangé deux tourtes chez la mère Lequien, et tes deux tourtes étaient bonnes, j’ai poussé jusqu’au Mont-Saint-Michel pour voir le roi…

— Le roi est donc au Mont-Saint-Michel ? demanda encore Jeannin.

— Eh ! s’écria Mme Reine avec un peu d’aigreur, si vous ne laissez pas parler l’enfant il n’achèvera jamais 1

— Maître Jeannin, dit Fier-à-Bras, vous êtes un soldat vaillant, mais du diable si vous savez d’où vient le vent aujourd’hui !… Le roi est arrivé au Mont-Saint-Michel pour installer son nouvel ordre de chevalerie. Voilà qui sera beau, la fête de consécration ! Tubœuf ! messire de Coëtquen me donnera sa vieille cape pour me faire un pourpoint neuf, et je marcherai derrière les deux filles d’honneur de Mme Jeanne, sa femme, pour donner ainsi du relief à la maison… Donc, quand je suis entré au monastère, la grève était pleine de soudards français qui chantaient vêpres d’enfer, de pèlerins étrangers avec leurs enfants et leurs femmes. Tout cela grouillait sur le sable ; les soldats poussaient les pèlerins qui maudissaient les soldats ; les femmes faisaient semblant de frémir et regardaient par dessous les casques luisants ; les enfants criaient comme un millier de pies ! Moi, je mangeais le reste de ma deuxième tourte sans rien dire : un homme n’a que faire de se mêler à ces piailleries. Voilà donc qu’on m’ouvre la porte et que je dis au tourier, qui est de mes amis :