Page:Académie française - Recueil des discours, 1860-1869, 1re partie, 1866.djvu/24

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les autres, et qui jusqu’à son dernier jour fut l’objet de ses poignantes préoccupations.

Aux États-Unis, l’égalité n’est pas seule ; elle s’allie constamment à la liberté civile, politique et religieuse la plus complète. Ces deux sentiments sont inséparables dans le cœur de l’Américain, et il ne conçoit pas plus l’égalité sans la liberté que la liberté sans l’égalité. Mais, quand on vient à considérer les choses dans l’histoire et proche de nous, on s’aperçoit que la démocratie, lorsqu’elle n’est plus contenue que par elle-même, tombe aisément dans un excès qui est sa corruption, et qui appelle, pour la sauver, le contre-poids d’un despotisme à qui tout est permis, parce qu’il fait tout au nom du peuple, idole où la multitude se recherche encore et croit retrouver tout ce qu’elle a perdu. Or M. de Tocqueville voyait en France et en Europe la démocratie, toute jeune encore, pencher déjà vers sa décadence et revêtir ce caractère sans frein qui ne lui laisse plus d’autre remède que de subir un maître tout-puissant. Il pressentait que la démagogie porterait à la liberté naissante un coup mortel, et que, chez les nations chrétiennes plus encore que dans l’antiquité, la licence armerait le pouvoir au nom de la sécurité commune, mais au préjudice de la liberté de tous.

Ce pressentiment, que nul n’éprouvait alors, M. de Tocqueville l’eut et l’avoua. Dès 1835, à la première apparition de son livre sur la Démocratie en Amérique, il annonça que la liberté courait en France et en Europe des périls imminents. Il déclara que l’esprit d’égalité l’emportait chez nous sur l’esprit de liberté, et que cette disposition, jointe à d’autres causes, nous menaçait de défaillances et de catastrophes