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LE BAISER DE NARCISSE


jeunes années de s’éveiller sans souvenirs. Puis l’évocation entière de la veille lui revint en mémoire et l’adolescent frissonna. Perdu, sans ressources, il ne pouvait espérer qu’en la fortune pour le sauver, ou qu’en les dieux. Il comprit sa destinée. S’il retournait à Athènes, l’esclavage l’attendait, pareil à celui où végétait son ami ; car les lois d’Alcibiade punissent la fuite des affranchis. D’un baiser, alors, il effleura le front du compagnon de beauté et d’exil. Il l’entraîna jusqu’au rivage. La mer, absolument inerte, luisait comme un miroir d’étain. Nulle brise, à présent, aucune voile ne passerait. Ils soupirèrent. Puis ils s’assirent sous un tamarinier dont les branches retombaient pesantes vers la terre. Et silencieusement chacun d’eux pensa. Cependant Milès espérait toujours. Les heures passèrent…

Le découragement, la faim, la soif, la peur, engendrèrent, vers le soir, une amère révolte. L’inconnu regarda Milès :

« Que ferons-nous ?

— Sais-je ?… Attendre…

— Attendre quoi ? Je ne veux plus attendre !…

— Et ton pays… ne vaut-il pas de souffrir ?…

— Mon pays ? Je t’ai cru, j’ai eu tort.

— Aimais-tu cette femme ? murmura Milès, songeant à Briséis.

— Non. Toi ! Je pourrais t’aimer ! Souvent je t’ai vu à Athènes passer en litière, fardé, chargé de perles comme une courtisane… Maintenant, je te hais. Tu m’as trompé. Je regrette ma folie.

— As-tu donc oublié la ville aux cent portes, où nous allions la tête ceinte de fleurs, et le seuil où ta mère souriait ?

« Te rappelles-tu les oiseaux qui passaient, les ibis rosés dont les nids se cachent dans le sein des herbes et les routes pou-