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DE LA RÉVOLUTION DE 1848.

Frédéric-Guillaume en avait mérité une plus grande encore et qui ne lui fut point épargnée.

Le 22, dans l’après-midi, on aperçut des fenêtres du château une longue procession qui s’avançait à pas lents en psalmodiant des chants d’église. Des femmes et des jeunes filles vêtues de deuil, tenant à la main des branches de cyprès, ouvraient la marche ; puis, venaient deux par deux, sur une file dont on ne voyait pas la fin, des hommes du peuple qui portaient sur leurs épaules des cercueils ouverts. Une foule grave et recueillie accompagnait ce cortége. À mesure qu’il approchait et qu’on distinguait mieux les morts ensanglantés couchés dans leurs bières, on se sentait glacé d’horreur. Personne n’osa se présenter pour arrêter la procession lugubre quand, franchissant la cour intérieure du palais et le seuil de la demeure royale, elle se déploya avec solennité et déposa sous les fenêtres mêmes du roi ces morts à la face découverte, couronnés de fleurs funéraires. Autour de chacun des cercueils la famille du mort était groupée et gardait un silence pathétique. Après que ce silence se fut longtemps prolongé, tous ensemble, réunis en un chœur religieux, ils entonnèrent l’hymne des funérailles. Mais ce n’était pas encore assez ; il fallut que le roi parût à son balcon ; il fallut que pâle, défait, chancelant, tenant par la main la reine tout en larmes, il vînt faire acte de repentir et d’expiation. Après quoi, le cortége s’ébranla, les cercueils s’éloignèrent, et Frédéric-Guillaume, aussi blême que les cadavres qu’on venait de présenter à sa vue, remporta dans ses bras défaillants la reine évanouie.

C’est ici peut-être le lieu d’observer la différence profonde qui, dans des circonstances toutes pareilles, se marque entre le peuple de Paris et celui de Berlin ; entre le caractère d’une révolution allemande, qui reste philosophique et je dirai presque contemplative jusque dans ses vengeances, et cet instinct dramatique, qui chez nous pousse tout à l’action, fait jaillir la poésie de la réalité,