Page:Agoult - Lettres républicaines.djvu/54

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

les narines dilatées de son nez aquilin. Son œil brun, enfoncé dans un immense orbite, la pâleur de ses joues amaigries, sa bouche fortement abaissée aux extrémités et les plis qui s’y sont amassés en grand nombre trahissent, sous la sérénité reconquise, la muette présence des profondes douleurs. On dirait qu’un rhythme intérieur, grave et doux, cadence sa voix, sa démarche, son geste. Tout en lui décèle une pratique constante des choses nobles ; on sent là comme une native familiarité avec la grandeur.

Rien d’analogue chez M. Thiers. Son corps épais et court se dandine sans grâce sur des jambes arquées. Il y a de la volonté, mais point d’autorité, dans les lignes carrées de son visage. Son regard pénétrant se dérobe habituellement sous des besicles ; sa voix est glapissante, son geste fréquent et familier. Et pourtant cet ensemble vulgaire fait une impression qui ne l’est point du tout ; loin de là. Les lignes fines d’une bouche qu’effleure, au moindre propos, le sourire d’une malicieuse bonhomie, un front ouvert, la mobilité expressive d’une physionomie bienveillante, toute une allure dépourvue de dignité, mais bien à l’aise et qui veut vous y mettre, exercent un charme d’une nature particulière, dans lequel il n’entre ni admiration ni respect. De là peut être la sympathie très vive que M. Thiers inspire à la médiocrité. Elle n’éprouve à son approche aucune gêne, parce qu’elle le sent étranger, comme elle l’est elle-même, à la grandeur, et ne reconnait en lui que l’assemblage le plus rare et le plus heureux, l’activité, la fécondité, l’excellence et l’éclat de qualités secondaires.

Entre le talent de M. Thiers et celui de Lamartine, mêmes oppositions, mêmes antipathies. Tous deux improvisateurs abondans, ils agissent sur leur auditoire par des moyens très différens. M. Thiers porte à la tribune l’aisance et le ton négligé de la conversation. Son débit est animé, sa phrase limpide, sa verve naturelle et soutenue. Il ne cherche point l’effet, il veut être compris, compris parfaitement des intelligences les plus lentes et les plus obtuses. Pour cela, il ne s’élève point au-dessus des régions moyennes ; il se répète sans scrupule et plus qu’il ne conviendrait à la beauté de l’art. Rien ne semble plus aisé, en l’écoutant, que de parler