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vons là-bas, ce n’est ni un feu d’Indiens ni un feu de chasseurs, c’est un feu d’hommes blancs qui ne sont pas encore accoutumés à la vie du désert.

— Oh ! par exemple vous allez vous expliquer, n’est-ce pas ?

— Je ne demande pas mieux ; vous avouerez bientôt que j’ai raison. Écoutez bien, monsieur Édouard, car ceci est important à savoir.

— J’écoute, mon ami.

— Vous n’ignorez pas, reprit imperturbablement le chasseur, que ce que l’on est convenu d’appeler le désert est très-peuplé.

— C’est juste, dit le jeune homme en souriant.

— Bon, mais les ennemis les plus à craindre dans les prairies ne sont pas les bêtes fauves, ce sont les hommes ; les Indiens et les chasseurs le savent si bien, qu’ils s’appliquent, autant que possible, à faire disparaître les traces de leur passage et à dissimuler leur présence.

— J’admets cela.

— Très-bien ; lorsque les Peaux-Rouges ou les chasseurs sont obligés d’allumer du feu, soit pour préparer leurs aliments, soit pour se garantir du froid, ils choisissent, avec le plus grand soin, le bois qu’ils veulent brûler, et ils ont la précaution de n’employer jamais que du bois sec.

— Hum ! je ne vois pas pourquoi celui-là plutôt qu’un autre.

— Vous allez me comprendre, reprit le chasseur. Le bois sec ne produit qu’une fumée bleuâtre, qui se confond facilement avec l’azur du ciel, ce qui, à une faible distance, la rend invisible, au lieu que le bois vert, étant humide, dégage une vapeur blanche et épaisse qui de loin dénonce la présence de ceux qui ont allumé le feu ; voilà pourquoi à la simple inspection de cette fumée, je vous ai dit tout à l’heure que les gens qui sont là-bas sont des blancs, et des blancs étrangers à la prairie, sans cela, ils n’auraient pas manqué de se servir de bois sec.

— Parbleu ! s’écria le jeune homme, voilà qui est curieux, et j’en veux avoir le cœur net.

— Qu’allez-vous faire ?

— Eh mais, je vais aller voir quels sont les gens qui ont allumé ce feu.

— Pourquoi vous déranger, puisque je vous le dis ?

— C’est possible, mais ce que j’en fais, c’est pour ma satisfaction personnelle ; depuis que nous vivons ensemble, vous me racontez des choses si extraordinaires, mon ami, que je ne serais pas fâché une fois pour toutes de savoir à quoi m’en tenir. »

Et sans plus écouter les observations du Canadien, le jeune homme réveilla son domestique.

« Que désirez-vous, monsieur le comte ? dit celui-ci en se frottant les yeux.

— Les chevaux, vivement, Ivon. »

Le Breton se leva et brida les chevaux.

Le comte se mit en selle, le chasseur l’imita en secouant la tête et tous trois descendirent la colline au grand trot.

« Vous verrez, monsieur Édouard, disait Balle-Franche, vous verrez que j’ai raison.

— Je ne demande pas mieux, seulement je suis curieux de savoir ce qu’il en est.

— Allons donc, puisque vous le voulez ; seulement permettez-moi de marcher en avant, nous ne savons à quelles gens nous allons avoir affaire, il est bon de se tenir sur ses gardes. »

Le Canadien prit la tête de la petite troupe.

Le feu que le comte avait aperçu du haut du monticule, n’était pas aussi rapproché qu’il le supposait ; le chasseur était obligé de faire incessamment des détours dans les hautes herbes afin d’éviter les buissons et les taillis épais qui à chaque instant barraient le passage, ce qui allongeait encore la distance ; si bien qu’ils mirent près de deux heures avant d’atteindre l’endroit vers lequel ils se dirigeaient.

Lorsqu’ils arrivèrent enfin à peu de distance de ce feu qui intriguait si fort M. de Beaulieu, le Canadien s’arrêta en faisant signe à ses compagnons de l’imiter.

Ceux-ci obéirent.

Balle-Franche mit pied à terre, confia la bride de son cheval à Ivon et, saisissant sa carabine de la main droite :

« Je vais à la découverte, dit-il.

— Allez, » répondit laconiquement le jeune homme.

M. de Beaulieu était un homme d’un courage éprouvé, mais, depuis qu’il était dans les prairies, il avait compris une chose : c’est que le courage sans prudence est une folie, en face d’ennemis qui n’agissent jamais sans appeler la ruse et la trahison à leur aide ; aussi, renonçant peu à peu à ses idées chevaleresques, il commençait à adopter le système du désert, sachant fort bien que, dans une embuscade, l’avantage reste presque toujours à celui qui le premier découvre les adversaires que le hasard lui amène.

Le comte attendit donc patiemment le retour du chasseur, qui s’était silencieusement glissé dans les buissons et avait disparu dans la direction du feu. Son attente fut assez longue.

Enfin, au bout d’une heure environ, les taillis s’agitèrent et Balle-Franche reparut à un point opposé à celui par lequel il était parti.

Le vieux coureur des bois avait été fort intrigué par l’apparition de ce feu lointain que le comte lui avait signalé du haut du monticule.

Dès qu’il s’était trouvé seul, mettant en pratique cet axiome : le plus court chemin d’un point à un autre est la ligne courbe, dont la vérité est prouvée dans la prairie, il avait fait un large détour, afin de tomber, si cela était possible, sur les traces des hommes qu’il allait observer, et, sur ces indices, reconnaître à peu près en face de quelles gens il allait se trouver.

Au désert, la rencontre que l’on redoute le plus est celle de l’homme. Tout inconnu est d’abord un ennemi ; aussi s’accoste-t-on généralement à distance, le canon du fusil en avant et le doigt sur la détente.

Avec ce coup d’œil infaillible que l’habitude des savanes lui avait donné, Balle-Franche avait aperçu