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de loin une zone où l’herbe était couchée et flétrie, cette zone marquait infailliblement l’endroit par lequel avaient passé les inconnus.

Le chasseur, toujours courbé afin de ne pas être dépisté, se trouva bientôt sur le bord d’un sillon large de quatre pieds, dont l’extrémité se perdait dans une forêt vierge peu distante !

Après s’être arrêté un instant pour reprendre haleine, le Canadien plaça la crosse de son rifle à terre et commença à étudier sérieusement les traces profondément creusées sur le sol.

Son investigation ne dura pas plus de dix minutes, puis il releva la tête en souriant, jeta son rifle sur l’épaule et regagna paisiblement la place où il avait laissé ses compagnons, sans même se donner la peine d’aller jusqu’au feu.

Ce bref examen lui avait suffi pour le renseigner complètement ; il savait tout ce qu’il voulait savoir.

« Eh bien ! Balle-Franche, quoi de nouveau ? lui demanda le comte en l’apercevant.

— Les gens dont nous avons aperçu le feu, répondit le chasseur, sont des émigrants américains, des pionniers qui viennent planter leur tente au désert. C’est une famille composée de six individus, quatre hommes et deux femmes. Ils ont un chariot qui traîne leurs gros bagages, et emmènent avec eux un assez grand nombre de bestiaux.

— Remontez à cheval, Balle-Franche, allons souhaiter à ces braves gens la bienvenue du désert. »

Le chasseur resta immobile et pensif, appuyé sur son rifle.

« Eh bien ! reprit le comte, ne m’avez-vous pas entendu, mon ami ?

— Si, monsieur Édouard, je vous ai parfaitement entendu, mais parmi les traces de ces émigrants, j’en ai découvert d’autres qui m’ont paru suspectes, et je voudrais, avant de nous aventurer dans leur camp, battre les environs.

— De quelles traces parlez-vous, mon ami ? demanda vivement le jeune homme.

— Hum ! fit le chasseur, vous savez qu’à tort ou à raison les Peaux-Rouges se prétendent les rois des prairies et qu’ils ne veulent pas y souffrir la présence des blancs.

— Mais je trouve qu’ils sont parfaitement dans leur droit ; depuis la découverte de l’Amérique, les blancs les ont peu à peu dépossédés de leurs territoires et refoulés au désert : ils défendent ce dernier refuge, et ils font bien.

— Je suis entièrement de votre avis, monsieur Édouard, le désert ne devrait appartenir qu’aux chasseurs et aux Indiens ; malheureusement les Américains ne pensent pas ainsi, ce qui fait que tous les jours ils quittent les villes et s’enfoncent dans l’intérieur, s’établissant tantôt ici, tantôt là, et confisquant à leur profit les contrées les plus fertiles et les, plus riches en gibier.

— Que pouvons-nous y faire, mon ami ? répondit le comte en souriant ; c’est un mal sans remède dont nous devons prendre notre parti, mais je ne devine pas encore où vous voulez en venir avec ces réflexions fort justes, sans doute, bien qu’elles me semblent un peu hors de propos en ce moment, et je serais charmé que vous vous expliquassiez plus clairement.

— C’est ce que je vais faire ; eh bien ! j’ai reconnu par certaines empreintes que les émigrants sont suivis à la piste par un parti indien qui n’attend probablement qu’une occasion pour les attaquer et les massacrer.

— Diable ! fit le jeune homme, ceci est sérieux ; vous avez averti sans doute ces braves gens du danger qui les menace ?

— Moi !… pas du tout, je ne leur ai pas parlé, je ne les ai même pas vus.

— Comment ! vous ne les avez pas vus ?

— Non ; aussitôt que j’ai eu reconnu les traces des Indiens, je me suis hâté de revenir afin de me concerter avec vous.

— Fort bien, mais alors si vous n’êtes pas allé jusqu’à leur camp, comment avez-vous pu reconnaître que ces voyageurs étaient des émigrants américains, qu’ils étaient six, quatre hommes et deux femmes ; enfin, comment vous a-t-il été possible de me donner des renseignements si clairs et si précis sur eux ?

— Oh ! bien facilement, allez, répondit simplement le chasseur ; le désert est un livre écrit tout entier par le doigt de Dieu ; et pour l’homme habitué à y lire, il ne peut guère cacher de secrets ; il m’a suffi de regarder les empreintes pendant quelques minutes pour tout deviner. »

M. de Beaulieu fixa sur le chasseur un regard étonné ; bien que depuis plus de six mois il habitât les prairies, il ne pouvait encore comprendre cette espèce de divination dont le chasseur semblait doué à l’égard de faits qui, pour lui, demeuraient lettre morte.

« Mais, dit-il, peut-être ces Indiens dont vous avez relevé les traces sont-ils des chasseurs inoffensifs ? »

Balle-Franche secoua la tête.

« Il n’y a pas de chasseurs inoffensifs parmi les Indiens, dit-il, surtout quand ils se mettent sur la piste des blancs. Ces Indiens appartiennent à trois races pillardes, que je suis étonné de voir réunies, ils méditent sans doute quelque expédition extraordinaire, dont le massacre des émigrants ne sera qu’un des moins intéressants épisodes.

— Quels sont ces Indiens ?… les croyez-vous nombreux ? »

Le chasseur réfléchit un instant.

« Le parti que j’ai découvert n’est probablement que l’avant-garde d’une troupe plus nombreuse, répondit-il ; autant que j’ai pu en juger, ils ne sont tout au plus qu’une quarantaine ; mais les guerriers Peaux-Rouges marchent avec la rapidité de l’antilope, on ne peut jamais les compter complètement ; ce parti se compose de Comanches, de Pieds-Noirs et de Scioux ou Dacotahs, c’est-à-dire les trois tribus les plus guerrières de la prairie.

— Hum ! fit le comte après un instant de réflexion, si ces démons en veulent réellement aux émigrants, ainsi que tout le fait supposer, les pauvres Américains me paraissent dans une fâcheuse position.