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— Malheureusement pour moi, sans doute, cela est tellement subtil, que je ne le comprends pas.

— J’en suis fâché, monsieur ; mais je ne saurais vous répondre que par un vieil adage latin.

— Qui est ?…

— À quoi bon vous le répéter, vous ne comprenez pas le latin.

— Supposez que je le comprenne.

— Eh bien, donc, puisque vous le voulez, le voici : Si vis pacem, para bellum.

— Ce qui signifie… répondit imperturbablement le chef, tandis que le Bison-Blanc se mordait les lèvres.

— Ce qui signifie… dit le comte.

— Si tu veux la paix, prépare-toi à la guerre, interrompit vivement le Bison-Blanc.

— C’est vous qui l’avez dit, monsieur, » fit le comte s’inclinant avec un sourire railleur.

Les trois’hommes se trouvaient face à face, comme des duellistes émérites qui tâtent le fer avant de l’engager, et qui du premier coup s’étant reconnus de même force, redoublent de prudence et se replient sur eux-mêmes avant de porter une botte décisive.

Balle-Franche, quoiqu’il ne comprît pas grand’chose à cette escarmouche de mots, avait cependant, grâce à la méfiance qui faisait le fond de son caractère, échangé à la dérobée, avec Ivon, un regard que celui-ci avait compris, et tous deux, bien qu’inattentifs en apparence, se tenaient prêts à tout événement.

Après la dernière parole du comte il y avait eu un assez long silence.

Ce fut Natah-Otann qui le rompit.

« Vous croyez-vous donc parmi des ennemis, monsieur le comte ? lui demanda-t-il d’un ton de dignité blessée.

— Je ne dis pas cela, monsieur, répondit-il, et telle n’est point ma pensée ; seulement je vous avoue que tout ce que je vois depuis quelques jours autour de moi me semble tellement étrange, que, malgré moi, je ne puis me former une opinion arrêtée ni sur les hommes ni sur les choses, ce qui me donne fort à réfléchir.

— Ah ! reprit froidement l’Indien ; et que voyez-vous donc de si étrange autour de vous, monsieur ? Seriez-vous assez bon de m’en faire part ?

— Je n’y vois pas d’inconvénient, si vous le désirez.

— Vous me ferez infiniment de plaisir en vous expliquant, monsieur.

— Je ne demande pas mieux, d’autant plus que j’ai toujours eu l’habitude de dire franchement ma façon de penser et que je ne vois pas de raison qui m’oblige à la déguiser aujourd’hui. »

Les deux chefs s’inclinèrent sans répondre ; le comte continua en appuyant les deux mains sur l’extrémité du canon de son fusil, dont la crosse reposait à terre, et en les regardant fixement :

« Ma foi, messieurs, puisque vous voulez que je vous dévoile ma pensée, la voici tout entière : nous sommes ici au milieu des prairies américaines, c’est-à-dire les contrées les plus sauvages du nouveau continent ; vos rapports avec les blancs sont continuellement hostiles ; vous passez, vous autres Pieds-Noirs, pour les Indiens les plus indomptables, les plus féroces et les plus sauvages, autrement les plus privés de civilisation de toutes les nations aborigènes.

— Eh bien ! fit Natah-Otann, que trouvez-vous là d’étrange ? est-ce notre faute si nos spoliateurs, depuis la découverte du nouveau monde, nous ont traqués comme des bêtes fauves, refoulés dans les déserts et considérés comme des êtres doués à peine de l’instinct de la brute ; c’est à eux et non pas à nous que vous devez vous en prendre. De quel droit nous reprochez-vous un avilissement et une barbarie qui sont le fait de nos persécuteurs et non pas le nôtre ?

— Vous ne m’avez pas compris, monsieur ; si, au lieu de m’interrompre, ainsi que vous l’avez fait, vous m’aviez écouté patiemment quelques minutes de plus, vous auriez vu que non-seulement je ne vous reproche pas cet avilissement, mais que j’en gémis dans mon cœur ; car bien que depuis quelques mois à peine dans le désert, j’ai été en plusieurs occasions à même de juger la race malheureuse à laquelle vous appartenez, et d’apprécier comme elle le mérite et les bonnes qualités qu’elle possède encore et que l’odieuse tyrannie des blancs n’est point parvenue à lui enlever, malgré tous les moyens qu’elle a employés pour parvenir à ce but. »

Les deux chefs échangèrent un regard de satisfaction ; les paroles généreuses prononcées par le jeune homme leur donnaient bon espoir pour le succès de leur négociation.

« Pardonnez-moi et veuillez continuer, monsieur, répondit Natah-Otann en s’inclinant.

— Ainsi ferai-je, monsieur, reprit le comte ; je le répète, ce n’est pas cette barbarie qui m’a étonné, car je la supposais plus grande qu’elle n’est réellement ; ce qui m’a semblé étrange, c’est de trouver au fond du désert où nous sommes, au milieu des Indiens féroces qui nous entourent, deux hommes, deux chefs de ces mêmes indiens, je ne dirai pas civilisés, le mot ne serait pas assez fort, mais connaissant à fond tous les secrets de la civilisation la plus avancée et la plus raffinée, parlant avec la pureté la plus excessive ma langue maternelle et semblant en un mot n’avoir des Indiens que le costume qu’ils portent. Ce qui m’a semblé étrange, c’est que ces deux hommes, dans un but qui m’échappe, changeant tour à tour, suivant les circonstances, de façons, de mœurs et de langage, sont tantôt des Indiens sauvages, tantôt des hommes du meilleur ton, au lieu de chercher à arracher leurs compatriotes à la barbarie dans laquelle ils croupissent, s’y vautrent avec eux, feignant d’être aussi ignorants et aussi cruels qu’eux-mêmes, alliant ainsi dans un même individu les deux principes les plus opposés et réunissant tous les degrés de la société humaine ; je vous avoue, messieurs, que tout cela non-seulement m’a paru étrange, mais encore m’a effrayé.

— Effrayé ! s’écrièrent en même temps les deux chefs.

— Oui, effrayé, reprit vivement le comte, parce