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qu’une vie de feintes continuelles comme celle que vous faites doit cacher des menées ténébreuses, quelque noir complot ; enfin je suis effrayé parce que votre conduite à mon égard, l’insistance que vous avez mise à m’attirer parmi vous, fait naître malgré moi des soupçons dans mon cœur, sur vos intentions cachées.

— Et quels sont ces soupçons, monsieur ? demanda Natah-Otann avec hauteur.

— Je crains que vous ne vouliez faire de moi l’enjeu de quelque partie honteuse. »

Ces paroles/ prononcées avec véhémence, éclatèrent comme la foudre aux oreilles des deux chefs confondus ; malgré eux ils furent épouvantés de la perspicacité du jeune homme et pendant quelques instants ils ne surent que dire pour se disculper.

« Monsieur ! » s’écria enfin Natah-Otann avec violence.

Le Bison-Blanc l’arrêta d’un geste majestueux.

« C’est à moi à répondre aux paroles de notre hôte, dit-il ; à son tour, après la franche et loyale explication qu’il nous a donnée, il a droit à une explication non moins franche de notre part.

— Je vous écoute, monsieur, fit le jeune homme impassible.

— Monsieur, des deux hommes qui sont devant vous, l’un est votre compatriote.

— Ah ! murmura le comte.

— Et ce compatriote, c’est moi. »

Le jeune homme s’inclina, froidement.

« Je m’en doutais, dit-il, raison de plus pour accroître encore mes soupçons. »

Natah-Otann fit un geste.

« Laissez parler monsieur, dit le Bison-Blanc en le contenant.

— Ce que j’ai à dire ne sera pas long, monsieur ; mon avis est que l’homme qui consent à échanger les bienfaits de la civilisation européenne contre la vie précaire des prairies, qui rompt tous les liens de famille et d’amitié qui le retenaient dans sa patrie pour adopter l’existence indienne, mon avis est que cet homme doit avoir bien des actions honteuses à se reprocher, peut-être des crimes, pour que ses remords l’obligent à se condamner à une pareille expiation. »

Les sourcils du vieillard se froncèrent, une pâleur livide couvrit son visage :

« Vous êtes bien jeune, monsieur, dit-il, pour, avoir le droit de porter de telles accusations contre un vieillard dont les actes, la vie et le nom vous sont également inconnus.

— C’est vrai, monsieur, répondit noblement le comte. Pardonnez-moi ce qu’il peut y avoir de blessant dans mes paroles.

— Pourquoi vous en voudrais-je, reprit-il d’une voix triste ; enfant né d’hier, dont les yeux se sont ouverts au milieu des chants et des fêtes, dont la vie qui ne compte à peine que quelques jours s’est écoulée douce et tranquille au milieu de la paix et de la prospérité de cette chère France que je pleure tous les jours.

— Ici, je vous arrête, monsieur ; cette paix dont vous parlez n’existe pas en France.

— Que voulez-vous dire ?

— Que le peuple révolté pour la seconde fois fait reprendre aux Bourbons le chemin de l’exil. »

L’œil du proscrit étincela, un mouvement fébril agita tous ses membres, et saisissant fortement le bras du comte :

« Ah !… s’écria-t-il avec un accent impossible à rendre, et quel est donc le gouvernement qui régit la France aujourd’hui ?

— La royauté.

— Comment, la royauté ! c’est impossible, puisque, dites-vous, les Bourbons sont en exil.

— La branche aînée, oui, mais la branche cadette…

— Ainsi, interrompit le vieillard avec une agitation croissante, le duc d’Orléans a enfin saisi la couronne ?

— Oui, répondit le comte à voix basse.

— Oh ! murmura le proscrit en se cachant la tête dans les mains, était-ce donc pour en arriver là que nous avons lutté si longtemps ! »

Malgré lui, le jeune homme se sentit ému en voyant l’immense douleur de cet homme qui était pour lui une énigme.

« Qui êtes-vous donc, monsieur ? lui demanda-t-il.

— Qui je suis, moi ? répondit le vieillard avec amertume, qui je suis ? je suis un de ces Titans foudroyés qui siégeaient à la Convention en 1793 ! »

Le comte fit un pas en arrière en lâchant la main qu’il avait saisie.

« Oh ! » fit-il.

Le proscrit lui lança un regard d’une expression indéfinissable.

« Finissons-en, dit-il en relevant la tête et en prenant un ton bref et résolu ; vous êtes entre nos mains, monsieur, toute résistance serait inutile, écoutez nos propositions. »

Le comte haussa les épaules.

« Vous jetez le masque, répondit-il, je préfère cela ; un mot seulement avant de vous écouter.

— Lequel ?

— Je suis noble, vous le savez, donc nous sommes de vieux ennemis ; sur quelque terrain que nous nous rencontrions, nous ne pouvons nous trouver que face à face, côte à côte est impossible.

— Oui, toujours les mêmes, murmura-t-il ; on peut briser cette race hautaine, mais jamais la faire plier. »

Le comte s’inclina et croisa les bras sur la poitrine. « J’attends, dit-il.

— Le temps presse, reprit le conventionnel, toute discussion entre nous serait superflue, nous ne pourrions nous entendre.

— Au moins ceci est net, répondit le comte en souriant, voyons la suite.

— La suite, la voici : sous deux jours toutes les nations indiennes, à un signal convenu, se soulèveront comme un seul homme pour abattre la tyrannie américaine.

— Que, m’importe, à moi ? suis-je donc venu si loin pour faire de la politique ? »

Le proscrit réprima un geste de colère.

« Malheureusement, votre volonté n’est pas libre, vous êtes ici pour subir nos conditions, et non