Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/109

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— C’est… ? reprit-elle.

— Édouard ! » dit la jeune fille d’une voix inarticulée, en fondant en larmes.

Mistress Bright lança à sa fille un regard de suprême pitié, l’embrassa avec ardeur à plusieurs reprises et lui dit d’une voix douce :

« Tu vois bien que tu avais un secret, pauvre enfant, puisque tu l’aimes.

— Hélas ! murmura-t-elle naïvement, je ne sais pas, moi, ma mère. »

La bonne dame hocha la tête avec satisfaction, replaça doucement sa fille sur son siège, et se rasseyant elle-même :

« Maintenant que nous nous sommes expliquées, lui dit-elle, que nous n’avons plus de secrets l’une pour l’autre, causons un peu, veux-tu, Diana ?

— Je le veux bien ; ma mère.

— Écoute-moi ; hélas ! mon âge et mon expérience, à défaut de ma qualité vis-à-vis de toi, m’autorisent à te donner des conseils, veux-tu les entendre ?

— Oh ! ma mère, vous savez combien je vous aime et je vous respecte !

— Je le sais, chère enfant ; je sais aussi, moi qui jamais ne t’ai quittée depuis ta naissance et sans cesse ai veillé sur toi, combien ton âme est généreuse, ton cœur noble et capable de dévouement ; je vais te causer une grande douleur, pauvre enfant, mais mieux vaut faire saigner à présent une plaie qui n’est pas encore bien profonde, que d’attendre pour y porter remède que le mal soit incurable.

— Hélas !

— Cet amour naissant, qui s’est introduit malgré toi dans ton cœur, ne saurait être bien grand, c’est plutôt chez toi le réveil de l’âme aux sensations douces et aux nobles instincts qui embellissent l’existence et caractérisent la femme, qu’une passion ; ton amour n’est réellement qu’une exaltation momentanée du cerveau, qu’une fièvre de l’imagination, qu’un amour véritable ; comme toutes les jeunes filles, tu aspires à l’inconnu, tu cherches un idéal dont la réalité n’existe pas encore pour toi, tu t’élances dans les champs fleuris de l’avenir avec cette surabondance de sève, ce besoin, dirai-je, cette soif de sensation qui, à ton âge, font trop souvent prendre le cerveau pour le cœur ; mais tu n’aimes pas, bien plus, tu ne peux pas aimer. Chez toi, en ce moment, le sentiment que tu éprouves est tout dans la tête sans que le cœur y soit pour rien.

— Ma mère ! interrompit la jeune fille.

— Chère Diana, continua-t-elle en lui prenant la main qu’elle pressa, laisse-moi te faire un peu souffrir en ce moment pour t’épargner plus tard les douleurs horribles qui feraient le désespoir de toute ton existence. L’homme que tu crois aimer, tu ne le reverras probablement jamais, il ignore ton amour, il ne le partage pas. C’est la froide et implacable raison qui te parle ici par ma bouche ; elle est logique et nous évite bien des chagrins, au lieu que la passion ne l’est pas et nous prépare toujours des peines ; mais supposons un instant que ce jeune homme t’aime, jamais tu ne pourras être à lui.

— Mais s’il m’aime, ma mère ? dit-elle timidement.

— Pauvre folle ! reprit-elle avec un geste de pitié sublime, sais-tu seulement s’il est libre ? Qui te dit qu’il n’est pas marié ? d’où le sais-tu ? Mais je veux bien, pour un instant, abonder dans ton sens : ce jeune homme est noble, il appartient à une des plus grandes et des plus anciennes familles de l’Europe, sa fortune est immense, crois-tu donc qu’il consentira jamais à abandonner tous les avantages sociaux que lui garantit sa position ? qu’il fera plier son orgueil de race jusqu’à donner sa main à la fille d’un misérable squatter américain ?

— C’est vrai, murmura-t-elle en laissant tomber sa tête dans ses mains.

— Et s’il le faisait jamais, ce qui est impossible, tu consentirais donc à suivre cet homme, et à abandonner dans ce désert ton père et ta mère qui n’ont que toi et que ton départ ferait mourir de désespoir ! Voyons, Diana, réponds, tu consentirais donc à cela ?

— Oh ! jamais, jamais, ma mère ! cria-t-elle avec délire ; oh ! c’est vous que j’aime plus que tout !

— Bien, chère enfant, voilà comme je voulais te voir, je suis heureuse que mes paroles aient trouvé le chemin de ton cœur ; cet homme est bon, il nous a rendu de grands services, nous lui devons de la reconnaissance, mais rien de plus.

— Oui… oui… ma mère ! murmura-t-elle avec des sanglots dans la voix.

— Tu ne dois voir en lui qu’un ami, qu’un frère, continua-t-elle fermement.

— Je tâcherai…, ma mère.

— Tu me le promets ? »

La jeune fille hésita un instant ; tout à coup elle releva la tête, et d’une voix sonore :

« Je vous remercie, ma mère, lui dit-elle ; je vous jure, non pas de l’oublier, cela me serait impossible, mais de si bien cacher mon amour que, excepté vous, nul ne le soupçonnera jamais.

— Viens dans mes bras, mon enfant ! tu comprends tes devoirs, tu es noble et bonne ! »

La mère et la fille s’embrassèrent avec effusion.

En ce moment James entra,

« Mistress ! dit-il, le maître revient, mais plusieurs personnes l’accompagnent.

— Essuie tes yeux et suis-moi, mon enfant ; allons voir qui nous arrive. »

Et se penchant à l’oreille de sa fille :

« Quand nous serons seules nous parlerons de lui, lui dit-elle tout bas.

— Oh ! ma mère ! s’écria Diana avec bonheur, que vous êtes bonne et que je vous aime ! »

Elles sortirent et regardèrent dans la plaine. En effet, à une assez grande distance encore, on apercevait une troupe de quatre ou cinq personnes, en tête desquelles marchaient John Bright et son fils Williams.

« Qu’est-ce que cela signifie ? dit mistress Bright avec inquiétude.

— Nous allons bientôt le savoir, ma mère ; rassurez-vous, ils semblent marcher trop tranquillement pour que nous ayons rien à craindre. »