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XXII

IVON


Le comte et ses deux compagnons avaient, ainsi que nous l’avons dit, attendu le choc des Indiens ; il fut terrible.

Pendant un instant, il y eut mêlée horrible à l’arme blanche ; puis les Indiens reculèrent pour reprendre haleine et recommencer de nouveau.

Dix cadavres gisaient aux pieds des trois hommes toujours immobiles et fermes comme une masse de granit.

« Vive Dieu ! s’écria le comte en essuyant d’un revers de sa main droite la sueur mêlée de sang qui coulait en larges gouttes sur son front ; vive Dieu ! le beau combat !

— Oui, dit insoucieusement Balle-Franche, mais il est mortel.

— Qu’importe, si nous mourons bien !

— Hum ! je ne suis pas de cet avis, tant qu’il reste une chance, il faut la saisir.

— Mais il ne nous en reste pas.

— Peut-être ; laissez-moi faire.

— Je ne demande pas mieux ; cependant je vous avoue que je trouve ce combat charmant.

— Il est fort agréable en effet, mais il le sera bien plus encore si plus tard nous le pouvons raconter.

— C’est ma foi vrai, je n’y songeais pas.

— Oui, mais j’y ai songé, moi. »

Le Canadien se pencha vers Ivon et murmura quelques mots à son oreille.

« Oui, répondit le Breton, mais pourvu que je n’aie pas peur.

— À la grâce de Dieu ! dit en souriant le chasseur ; vous ferez ce que vous pourrez, est-ce convenu ?

— Convenu.

— Alerte ! compagnons, s’écria le comte, voici l’ennemi. »

En effet, les Indiens étaient prêts à attaquer de nouveau.

Natah-Otann et le Bison-Blanc voulaient absolument s’emparer du comte vivant et sans blessure ; ils avaient en conséquence donné l’ordre aux guerriers de ne pas se servir de leurs armes à feu, de se contenter de parer les coups qu’il leur porterait, mais de le prendre à tout prix.

Pendant les quelques minutes de répit que les assiégeants avaient donné aux blancs, les autres Indiens étaient accourus afin de prendre part au combat, de façon que les chasseurs, enveloppés de tous les côtés, faisaient face à une quarantaine d’hommes au moins.

Il fallait être fou, ou doué d’une aveugle témérité, pour prétendre résister à une pareille masse d’ennemis. Cependant les trois blancs ne paraissaient pas songer à demander quartier.

Au moment où Natah-Otann allait donner le signal de l’attaque, le Bison-Blanc, qui jusqu’à ce moment était demeuré sombre et pensif à l’écart, s’interposa.

« Un instant, dit-il.

— À quoi bon ? répondit le chef.

— Laissez-moi faire une tentative, peut-être reconnaîtront-ils que toute lutte est impossible et consentiront-ils à accepter nos propositions.

— J’en doute, murmura Natah-Otann en secouant la tête, ils paraissent bien résolus.

— Laissez-moi essayer, vous savez combien il est nécessaire pour la réussite de nos projets que nous nous emparions de cet homme.

— Malheureusement, si nous n’y prenons garde, il se fera tuer.

— C’est ce que je veux éviter.

— Faites donc, mais je suis convaincu que vous échouerez.

— Qui sait ? voyons toujours. »

Le Bison-Blanc lit quelques pas en avant, il se trouva ainsi à cinq ou six mètres du comte. Arrivé là, il s’arrêta.

« Que voulez-vous ? dit le jeune homme ; si malgré moi votre qualité de Français ne s’était pas présentée à mon esprit, je vous aurais envoyé déjà une balle dans la poitrine.

— Tirez ! qui vous arrête ? répondit mélancoliquement le proscrit ; croyez-vous que je craigne la mort ?

— Assez de discours, retirez-vous, ou je fais feu. »

Et il le coucha en joue.

« Je veux vous dire un mot.

— Dites vite, et partez.

— Je vous offre, à vous et à vos compagnons, la vie sauve, si vous voulez vous rendre. »

Le comte partit d’un éclat de rire.

« Allons donc ! s’écria-t-il en haussant les épaules ; nous prenez-vous pour des niais ? Nous étions les hôtes de vos compagnons, et ils ont impudemment violé le droit des gens à notre égard.

— Ainsi, c’est votre dernier mot ?

— Le dernier, pardieu ! Il y a donc bien longtemps que vous vivez avec les Indiens, que vous avez oublié que nous autres Français nous mourons plutôt que de commettre une lâcheté ?

— Que votre sang retombe sur votre tête !

— Ainsi soit-il, odieux renégat qui combattez avec les sauvages contre vos frères. »

Cette sanglante insulte frappa le vieillard au cœur ; il lança au jeune homme un regard horrible, devint pâle comme la mort, et se retira en chancelant comme un homme ivre, et en murmurant à de mi-voix :

« Oh ! ces nobles !

— Eh bien ? lui demanda Natah-Otann.

— Il refuse, répondit-il d’une voix brève.

— J’en étais sûr. Maintenant à nous. »

Portant à ses lèvres son long sifflet de guerre, fait d’un tibia humain, il en tira un son aigu et