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— À moins d’un miracle, ils sont perdus ! dit nettement le chasseur.

— Que faire ?… comment les avertir ?

— Monsieur Édouard, prenez garde à ce que vous allez tenter.

— Nous ne pouvons cependant pas laisser ainsi égorger, presque sous nos yeux, des hommes de notre couleur, ce serait une lâcheté.

— Oui, mais ce serait une folie insigne que de nous joindre à eux ; réfléchissez donc que nous ne sommes que trois.

— Je le sais bien, dit le jeune homme tout pensif ; cependant, je ne consentirai jamais à abandonner ces pauvres gens sans chercher à les défendre.

— Tenez, il n’y a qu’une chose à faire, et, qui sait, peut-être Dieu nous viendra-t-il en aide.

— Voyons, soyez bref, mon ami, le temps presse.

— Selon toutes probabilités, les Indiens ne nous ont pas encore dépistés, bien qu’ils doivent se trouver à une courte distance de nous ; retournons à l’endroit où nous avons déjeuné, de cette place on domine toute la prairie. Les Indiens n’attaquent jamais leurs ennemis avant quatre heures du matin ; tenons-nous cois ; dès qu’ils tenteront leur assaut contre les émigrants, nous les attaquerons par derrière ; surpris du secours imprévu qui arrivera aux Américains, il est probable qu’ils prendront la fuite ; car l’obscurité de la nuit les empêchera de nous compter, et ils ne supposeront jamais que trois hommes soient assez fous pour les attaquer ainsi.

— Pardieu ! s’écria le comte en riant, voilà une bonne idée, Balle-Franche, et telle que je l’attendais d’un vaillant chasseur comme vous ; regagnons promptement notre observatoire, afin d’être prêts à tout événement. »

Le Canadien sauta sur son cheval, et les trois hommes retournèrent sur leurs pas.

Mais, suivant son habitude, Balle-Franche, qui paraissait être un ennemi acharné de la ligne droite, leur fit faire un nombre infini de détours, dans le but évident de fourvoyer ceux que le hasard aurait amenés sur leur piste.

Ils arrivèrent au sommet du monticule au moment où le soleil finissait de disparaître à l’horizon.

Sous l’influence des derniers rayons de l’astre du jour, la dégradation des teintes imprimait aux objets des reflets changeants qui s’assombrissaient peu à peu. La brise du soir se levait et commençait à agiter avec de mystérieux murmures la cime houleuse des grands arbres. Les rauquements des tigres et des couguars se mêlaient déjà aux bramements des élans, aux mugissements des bisons et aux abois saccadés des loups rouges, dont on voyait les sombres silhouettes apparaître çà et là sur les rives du fleuve.

Le ciel s’assombrissait de plus en plus, et les étoiles commençaient à marquer de points brillants la voûte du ciel.

Les trois chasseurs s’assirent nonchalamment au sommet de la colline, à l’endroit même qu’ils avaient quitté, quelques heures auparavant, dans l’intention de n’y plus revenir, et ils firent les apprêts de leur souper.

Apprêts qui ne furent pas longs, car la prudence leur commandait impérieusement de ne pas allumer un feu qui aurait immédiatement dénoncé leur présence aux yeux invisibles qui probablement scrutaient en ce moment le désert dans tous les sens.

Tout en mangeant quelques pincées de pennekans[1], ils restaient les yeux fixés sur le camp des émigrants dont le feu était parfaitement visible dans la nuit.

« Hein ! fît Balle-Franche, voilà des gens qui ignorent le premier mot de la vie du désert, sans cela ils se garderaient bien d’allumer un feu que les Indiens peuvent voir à dix lieues à la ronde.

— Bah ! cette espèce de phare nous guidera pour aller à leur secours, dit le comte.

— Dieu veuille que ce ne soit pas en vain ! »

Le repas achevé, le chasseur engagea le comte et son domestique à dormir pendant quelques heures.

« Quant à présent, dit-il, nous n’avons rien à redouter, laissez-moi veiller pour tous, mes yeux sont accoutumés à voir dans les ténèbres. »

Le comte ne se fit pas répéter l’invitation, il se roula dans son manteau et s’étendit sur le sol.

Deux minutes plus tard lui et Ivon dormaient profondément.

Balle-Franche s’était assis au pied d’un arbre et avait allumé sa pipe afin de charmer à sa manière les ennuis de sa faction.

Soudain, il pencha le corps en avant, colla son oreille contre terre, et parut écouter avec, soin.

Son ouïe exercée avait saisi un bruit presque imperceptible d’abord, mais qui semblait se rapprocher peu à peu.

Le chasseur arma silencieusement son rifle et attendit.

Au bout d’un quart d’heure, environ, il se fit un léger froissement dans les broussailles, les branches s’écartèrent et un homme parut.

Cet homme était Natah-Otann, le sachem des Piekanns.


III

LES ÉMIGRANTS.


Lorsqu’il avait été à la découverte, la vieille expérience du chasseur ne lui avait pas fait défaut, et les traces qu’il avait relevées étaient bien celles d’une famille d’émigrants. Comme cette famille est appelée à jouer un certain rôle dans cette histoire, nous allons la faire connaître au lecteur et expliquer le plus brièvement possible par quelle suite d’événements elle se trouvait en ce moment campée dans les prairies du haut Mississipi, ou pour

  1. Viande de bison séchée puis réduite en poudre.