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prolongé auquel les Indiens répondirent par un hurlement épouvantable en se précipitant comme une légion de démons sur les trois hommes, qui les reçurent sans reculer d’un pouce.

La mêlée recommença terrible, échevelée ; les trois hommes avaient pris leurs rifles par le canon et s’en servaient comme de massues.

Ivon faisait des prodiges de valeur, élevant et abaissant son rifle avec la régularité d’un balancier, assommant un homme à chaque coup et murmurant à chaque fois :

« Ouf ! encore un ; sainte Vierge ! je sens la peur qui va me prendre. »

Cependant le cercle se rétrécissait autour des trois hommes ; les Indiens qui tombaient étaient remplacés par d’autres, que d’autres poussaient incessamment par derrière !

Les chasseurs se fatiguaient de frapper, leurs bras ne se baissaient plus avec la même vigueur, leurs coups manquaient de régularité, le sang leur montait à la tête, leurs yeux s’injectaient, ils avaient des bourdonnements dans les oreilles.

« Nous sommes perdus ! murmura le comte.

— Courage ! hurla Balle-Franche en brisant le crâne d’un Indien.

— Ce n’est pas le courage qui me manque, ce sont les forces, répondit le jeune homme d’une voix haletante.

— En avant ! en avant ! répétait Natah-Otann en bondissant comme un démon autour des trois hommes.

— À présent, Ivon ! à présent, cria Balle-Franche.

— Adieu ! » s’écria le Breton.

Et, faisant tournoyer sa terrible massue autour de sa tête, il se précipita au plus épais des Indiens.

« Suivez-moi, comte, reprit Balle-Franche.

— Allons ! vive Dieu ! » cria celui-ci.

Les deux hommes exécutèrent d’un côté opposé la manœuvre tentée par le Breton.

Ivon, cet homme si poltron que vous connaissez, semblait en ce moment avoir complètement oublié la peur d’avoir peur, ainsi qu’il le disait lui-même, qui le talonnait sans cesse ; il semblait, comme Briarée avoir cent bras pour renverser les nombreux assaillants qu’il trouvait sans cesse renaissants sur ses pas, frappant sans relâche en pointant tout droit devant lui et s’ouvrant une large trouée. Heureusement pour le Breton, la plupart des guerriers s’étaient élancés à la poursuite d’un gibier plus important que lui, c’est-à-dire sur le comte et le Canadien, qui de leur côté redoublaient des efforts déjà prodigieux.

Toujours combattant, Ivon était parvenu jusqu’à l’entrée du bois, à trois ou quatre pas de l’endroit où le cheval de son maître, celui du chasseur et le sien étaient attachés.

C’était ce que voulait probablement le Breton ; car, dès qu’il se vit en ligne droite avec les chevaux, au lieu, comme il l’avait fait jusque-là, de pousser en avant, il commenta à reculer pas à pas, de façon à arriver auprès d’eux.

Cependant il combattait toujours avec cette résolution froide qui distingue la race bretonne et qui la rend si redoutable.

Puis tout à coup, lorsqu’il se jugea assez près des montures qu’il convoitait, Ivon assena un dernier coup à l’Indien le plus proche, l’envoya, le crâne fendu, rouler à dix pas, prit son élan et, par un bond de panthère, il s’élança sur le cheval du comte qui était le moins éloigné, tira la bride à lui, la dégagea de la pierre qui la retenait, enfonça les éperons dans les flancs du noble animal, et partit comme un trait en renversant deux Indiens qui s’étaient audacieusement jetés au devant de lui.

« Hourra ! sauvé ! sauvé ! » cria-t-il d’une voix de tonnerre en disparaissant dans les bois, où les Pieds-Noirs n’osèrent le suivre.

Les Peaux-Rouges demeurèrent stupéfaits d’un pareil trait d’adresse et d’une si prodigieuse fuite.

Le cri poussé par Ivon était sans doute un signal convenu entre lui et Balle-Franche, car aussitôt qu’il l’entendit, le chasseur, par un mouvement brusque, arrêta le bras du comte qui se levait pour frapper.

« Que faites-vous, mordieu ! s’écria celui-ci en se détournant avec colère.

— Je vous sauve ! répondit froidement le chasseur ; jetez votre arme… Nous nous rendons, cria-t-il.

— Vous m’expliquerez votre conduite, n’est-ce pas ? reprit le comte.

— Soyez tranquille, vous m’approuverez.

— Soit donc. »

Et il laissa tomber son fusil.

Les Indiens, que la défense héroïque des chasseurs maintenait à distance, se précipitèrent sur eux dès qu’ils les virent désarmés.

Natah-Otann et le Bison-Blanc accoururent.

Les deux hommes étaient déjà renversés sur le sable.

Le chef s’interposa.

« Monsieur le comte, dit-il, vous êtes mon prisonnier, et vous aussi, Balle-Franche. »

Le jeune homme haussa les épaules avec dédain.

« Comptez ce que vous coûte votre victoire, » répondit le chasseur avec un sourire ironique en désignant du doigt les nombreux cadavres qui jonchaient la plaine.

Natah-Otann feignit de ne pas entendre cette réponse.

« Si vous me donnez votre parole d’honneur de ne pas vous échapper, messieurs, dit le Bison-Blanc, vous allez être déliés et vos armes vous seront rendues.

— Est-ce encore un piège que vous nous tendez ? répondit le comte avec hauteur.

— Bah ! fit Balle-Franche en lançant à son compagnon un regard significatif, donnons notre parole pour vingt-quatre heures ; nous verrons après.

— Vous entendez, messieurs, dit le jeune homme, ce chasseur et moi nous vous engageons notre parole pour vingt-quatre heures : cela vous convient-il ? Il est bien entendu qu’au bout de ce temps, nous sommes maîtres de la reprendre.