Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/114

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le pauvre cheval, si durement malmené, commençait à être à bout de forces.

Le Breton profita du moment de trêve qu’il donnait à sa bête pour mettre ses armes en état.

« Je ne suis pas brave, disait-il tout bas ; mais, vive Dieu ! comme dit mon pauvre maître, le premier gredin qui tente de me barrer le passage, je lui brûle la cervelle, aussi vrai que je me nomme Ivon. »

Et il l’aurait fait ainsi qu’il le disait, le digne homme, nous en sommes garant.

Après s^être avancé encore pendant quelques pas, Ivon regarda autour de lui, arrêta son cheval et mit pied à terre.

« À quoi bon aller plus loin maintenant, fit-il en reprenant son soliloque, mon cheval a besoin de repos ; moi-même, je ne serais pas fâché de me délasser un peu. Bah ! autant ici qu’ailleurs. »

Sur ce, il ôta la selle à son cheval, prit la valise de son maître, qu’il porta au pied d’un arbre, et se mit en devoir d’allumer du feu.

« Comme la nuit vient vite dans ce scélérat de pays, murmura-t-il ; il est à peine huit heures, et il fait noir comme dans un four. »

Tout en discourant ainsi tout seul, il avait ramassé une assez grande quantité de bois sec ; il revint à la place qu’il avait choisie pour passer la nuit, empila ce bois, frotta une allumette, plaça le feu sous le brasier qu’il avait préparé, s’agenouilla et commença à souffler de toute la force de ses poumons pour le faire prendre.

Au bout d’un instant, il releva la tête afin de respirer, mais il poussa un cri d’effroi et manqua de tomber à la renverse.

Il avait aperçu, à trois pas de l’autre côté du brasier, deux individus qui le considéraient silencieusement.

Le premier moment de surprise passée le Breton bondit sur ses pieds en armant ses pistolets.

« Sacrebleu ! s’écria-t-il, vous m’avez fait bien peur ; mais c’est égal, nous allons voir.

— Que mon frère se rassure, répondit une voix douce en mauvais anglais ; nous ne lui voulons point faire mal. »

En sa qualité de Breton, Ivon écorchait l’anglais presque aussi bien que le français. En entendant ces paroles, il pencha le corps en avant et regarda.

« Oh ! fit-il, l’Indienne.

— Oui, c’est moi, » répondit Fleur-de-Liane en s’avançant.

Son compagnon la suivit ; Ivon reconnut le Loup-Rouge.

« Soyez la bienvenue, dit-il, à mon misérable campement.

— Merci, répondit-elle.

— Comment se fait-il que vous soyez ici ?

— Et vous ? reprit-elle, en répondant à une question par une autre.

— Oh ! moi, dit-il en hochant la tête, c’est une triste histoire.

— Que veut dire mon frère ? demanda le Loup-Rouge.

— Bon ! bon ! fit le Breton en hochant la tête, cela me regarde, ce sont mes affaires et non les vôtres ; dites-moi d’abord ce qui vous amène vers moi, je verrai après si je puis vous confier ce qui nous est arrivé à mon maître et à moi.

— Mon frère est prudent, répondit Fleur-de-Liane, il a raison, la prudence est bonne dans la prairie.

— Hum ! j’aurais voulu que mon maître vous entendît parler ainsi, peut-être ne serait-il pas où il est. »

Fleur-de-Liane fit un geste d’effroi.

« Ooah ! lui serait-il arrivé mal ? » dit-elle d’une voix entrecoupée.

Ivon la regarda.

« Vous semblez vous intéresser à lui.

— Il est brave ! s’écria-t-elle avec feu, ce matin il a tué le couguar qui menaçait Fleur-de-Liane ; elle a un cœur, elle se souvient, ajouta-t-elle d’un ton pénétré.

— C’est vrai, c’est parfaitement vrai, jeune fille, il vous a sauvé la vie ; c’est égal, contez-moi d’abord comment il se fait que nous nous rencontrions ici au fond de ce bois.

— Écoutez donc, puisque vous le voulez absolument. »

Le Breton s’inclina affirmativement ; à toutes ses qualités, Ivon joignait celle d’être têtu comme une mule andalouse ; une fois que le digne homme s’était mis une chose dans la tête, rien ne pouvait l’en faire démordre ; nous devons convenir, du reste, qu’en ce moment il avait mille excellentes raisons pour se méfier des Indiens.

Fleur-de-Liane continua.

« Après que l’Œil-de-Verre eut si bravement tué le couguar, dit-elle d’une voix émue, le grand chef Natah-Otann se courrouça contre Fleur-de-Liane et lui ordonna de retourner au village avec le Loup-Rouge.

— Je sais tout cela, interrompit Ivon, j’y étais, voilà justement pourquoi il me paraît extraordinaire que vous vous trouviez ici, en ce moment, au lieu d’être sur la route de votre village. »

L’Indienne fit une de ces petites moues qui lui étaient habituelles et la rendaient si séduisante.

« L’homme pâle est curieux comme une vieille femme, fit-elle avec un accent de mauvaise humeur ; pourquoi veut-il connaître les secrets de Fleur-de-Liane ? elle a dans le cœur un petit oiseau qui lui chante de douces chansons et l’attire malgré elle sur les pas de l’homme pâle qui l’a sauvée.

— Ah ! fit le Breton qui comprit à peu près ce que la jeune fille voulait dire, ceci est autre chose !

— Au lieu de retourner au village, reprit le Loup-Rouge, Fleur-de-Liane a voulu retourner auprès de l’Œil-de-Verre. »

Le Breton réfléchit pendant assez longtemps ; les deux Indiens le considéraient en silence, attendant patiemment qu’il lui plût de s’expliquer.

Au bout de quelques minutes, il releva la tête, et fixant son œil gris pétillant de malice sur la jeune fille :

« Alors vous l’aimez ? articula-t-il nettement.