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d’entrer au désert ; malheureusement, depuis son arrivée dans les prairies, une suite fatale de faits étaient venus donner raison à ces récits et raffermir le Breton dans la mauvaise opinion qu’il s’était formée de la race rouge.

Aussitôt qu’il eut mis pied à terre et débarrassé de la bride son cheval afin qu’il pût brouter les jeunes pousses d’arbres, Ivon s’approcha résolument du Loup-Rouge et lui frappa sur l’épaule.

L’Indien, dont les yeux étaient avidement fixés sur le fleuve, se retourna vers lui.

« Que veut l’homme pâle ? lui demanda-t-il.

— Causer un peu avec vous, chef.

— Le moment n’est pas bon pour parler, répondit sentencieusement l’Indien, les visages pâles sont comme l’oiseau moqueur, il faut toujours que leur langue soit en mouvement ; que mon frère attende quelques instants ! »

Ivon ne comprit pas l’épigramme, ou s’il la comprit, il la dédaigna ; il avait son idée, il insista avec cet entêtement de mulet qui formait le côté saillant de son caractère.

« Non, dit-il, il faut que nous causions tout de suite. »

L’Indien réprima un geste d’impatience.

« Les oreilles du Loup-Rouge sont ouvertes, fit-il, la pie bavarde peut s’expliquer. »

Les Peaux-Rouges ne parviennent que difficilement à prononcer les noms des étrangers avec lesquels les hasards de la chasse ou du commerce les mettent en rapport, aussi ont-ils l’habitude à ces noms d’en substituer d’autres, tirés du caractère ou de l’apparence physique de l’individu qu’ils veulent désigner.

Ivon était appelé par les Indiens pieds-noirs la Pie-Bavarde, nom dont nous nous dispenserons de discuter ici le plus ou le moins de justesse.

Le Breton ne parut pas se choquer de ce que lui disait le Loup-Rouge, absorbé par la pensée qui le chagrinait, toute autre considération lui devenait indifférente.

« Vous m’avez promis de sauver l’Œil-de-Verre, dit-il.

— Oui, répondit laconiquement le chef.

— J’ai accepté vos propositions sans discuter ; voilà trois heures que je vous suis sans rien dire ; mais avant d’aller plus loin, je ne serais pas fâché de connaître les moyens que vous comptez employer pour le sortir des mains de ses ennemis.

— Mon frère est-il sourd ? demanda l’Indien.

— Je ne crois pas, répondit Ivon assez blessé de cette question.

— Alors qu’il écoute.

— C’est ce que je fais.

— Mon frère n’entend rien ?

— Pas la moindre des choses, je dois en convenir. »

Le Loup-Rouge haussa les épaules.

« Les visages pâles sont des renards sans queue, dit-il avec mépris, plus faibles, que des enfants dans le désert ; que mon frère regarde, » ajouta-t-il en étendant le bras vers le fleuve.

Ivon suivit la direction qui lui était indiquée, en écarquillant les yeux et plaçant sa main en abat-jour, afin de concentrer les rayons visuels.

« Eh bien ! demanda l’Indien au bout d’un instant, mon frère a vu ?

— Rien du tout ! fit résolument le Breton ; je veux que le diable me torde le cou s’il m’est possible de distinguer quoi que ce soit.

— Alors que mon frère attende quelques minutes, comme je le lui ai dit déjà, reprit l’Indien toujours impassible ; au bout de ce temps il verra et il entendra.

— Hum ! murmura le Breton médiocrement satisfait de cette explication ; que verrai-je et qu’entendrai-je dans quelques minutes ?

— Mon frère saura. »

Ivon voulut insister, mais le chef le prit par le bras, l’emmena vivement en arrière et le cacha avec lui derrière un bouquet d’arbres, où Fleur-de-Liane était déjà abritée.

« Silence ! » murmura le Loup-Rouge d’un ton tellement impératif que le Breton, convaincu de la gravité de la situation, remit à un moment plus opportun la suite des questions qu’il se proposait d’adresser au chef.

Quelques moments s’écoulèrent.

Le Loup-Rouge et Fleur-de-Liane, le corps penché en avant, écartant avec soin les feuilles, regardaient avidement dans la direction du fleuve, en retenant leur respiration.

Ivon, intrigué malgré lui par cette façon d’agir, imitait tous leurs mouvements.

Bientôt un bruit frappa ses oreilles, mais si faible, si léger, que dans le premier moment il crut s’être trompé ; cependant le bruit augmenta peu à peu, ressemblant au son de deux rames frappant l’eau avec précaution ; puis un point noir, d’abord presque imperceptible, mais qui grandit peu à peu, parut sur le fleuve.

Il ne resta plus de doute au Breton, ce point noir était une pirogue.

Arrivée à une certaine distance, le bruit cessa tout à coup de se faire entendre, et la pirogue demeura immobile, à peu près à égale distance des deux rives.

En ce moment le cri de la pie s’éleva dans le silence, répété à trois reprises différentes, avec une perfection telle que le Breton leva instinctivement la tête vers les branches supérieures de l’arbre, derrière lequel il s’abritait.

À ce signal, la barque recommença à s’avancer vers le cap, où elle aborda au bout de quelques instants.

Mais avant de descendre à terre, la personne qui la montait leva deux fois sa pagaie en l’air.

Le cri de la pie s’éleva de nouveau, modulé trois fois.

Alors la personne placée dans la pirogue, parfaitement renseignée, à ce qu’il paraît, sauta sur le sable, tira l’embarcation à demi hors de l’eau et marcha résolument dans la direction du bouquet d’arbres qui servait d’observatoire aux compagnons d’Ivon et à lui-même.