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parler comme les savants, sur les rives du Missouri.

L’histoire d’un émigrant est celle de la généralité.

Tous sont des gens qui, étant chargés d’une famille nombreuse, se trouvent embarrassés de mettre leurs enfants en position de se suffire à eux-mêmes, soit à cause de la mauvaise qualité de la terre qu’ils cultivent, soit parce qu’à mesure que la population s’accroît, cette terre finit en peu d’années par acquérir un prix excessif.

Le Mississipi est devenu depuis quelques années la grande route pour l’aller et le retour de tous les marchés des deux mondes.

Chaque navire qui vogue sur ses eaux apporte aux nouveaux établissements les moyens de se procurer soit par échange, soit à prix d’argent, les principales commodités de la vie.

Aussi les explorateurs se sont-ils étendus sur les deux rives du fleuve, qui sont devenues les grandes routes de l’émigration, par la perspective qu’elles offrent aux pionniers de posséder de bonnes terres et de les conserver nombre d’années sans avoir de redevance à payer à qui que ce soit.

Le mot patrie, dans le sens que nous y attachons en Europe, n’existe point pour l’Américain du nord ; il n’en est pas comme nos paysans, attaché de père en fils au sol qui a servi de berceau à sa famille.

Il ne tient à la terre que pour ce qu’elle peut lui rapporter ; mais, lorsqu’elle est épuisée par un rendement trop fort, que le colon a en vain essayé de lui redonner sa fertilité première, son parti est pris immédiatement.

Il se défait des choses embarrassantes ou trop coûteuses à emporter, ne garde que le strict nécessaire en domestiques, chevaux et ustensiles de ménage, fait ses adieux à ses voisins, qui lui serrent la main comme si le voyage qu’il va entreprendre est la chose la plus simple du monde, et au point du jour, par une belle matinée de printemps, il se met gaiement en route en saluant d’un dernier et indifférent regard cette contrée où pendant si longtemps lui et sa famille ont vécu. Déjà ses pensées sont tendues en avant, le passé n’existe, plus pour lui, l’avenir seul lui sourit et soutient son courage.

Rien de simple, de primitif et de pittoresque à la fois comme le départ d’une famille de pionniers.

Les chevaux sont attelés aux charrettes déjà chargés des objets de literie et des plus petits enfants, tandis que sur les côtés, en dehors, sont accrochés les rouets, les métiers à tisser, et ballottant par derrière, un seau rempli de suif et de goudron.

Des haches sont placées sur les traverses de la voiture, et dans l’auge à manger des chevaux roulent pêle-mêle chaudrons et casseroles.

Les tentes et les provisions sont attachées solidement dessous la voiture, suspendues à des cordes.

Voilà la fortune mobilière de l’émigrant.

Le fils aîné ou un domestique enfourche le cheval de devant, la femme du pionnier s’assied sur l’autre.

L’émigrant et ses fils, le rifle sur l’épaule, marchent autour de la voiture, tantôt devant, tantôt derrière, suivis des chiens, touchant les bestiaux et veillant au salut commun.

Les voilà partis, voyageant à petites journées à travers des pays inexplorés, des routes affreuses que la plupart du temps ils sont contraints de tracer eux-mêmes ; bravant le froid, le chaud, la pluie et le soleil ; luttant contre les Indiens et les bêtes fauves ; voyant à chaque pas se dresser devant eux des obstacles presque insurmontables ; mais rien n’arrête les émigrants, aucun péril ne peut les retarder, aucune impossibilité ne parvient à les décourager.

Ils marchent toujours pendant des mois entiers, conservant intacte au fond du cœur cette foi en leur fortune que rien n’ébranle, jusqu’à ce qu’enfin ils atteignent un emplacement qui leur offre les conditions de confort qu’ils cherchent depuis si longtemps.

Mais, hélas ! combien de familles parties pleines d’espoir et de courage des villes américaines ont disparu sans avoir laissé d’autres traces de leur passage dans la prairie, que leurs os blanchis et leurs meubles brisés !

Les Indiens, toujours en embuscade à l’entrée du désert, attaquent les caravanes, massacrent sans pitié les pionniers et emmènent en esclavage les femmes et les jeunes filles, se vengeant en détail, contre les émigrants, des atrocités dont pendant tant de siècles ils ont été victimes, et continuant à leur profit la guerre d’extermination que les blancs ont inaugurée à leur débarquement en Amérique et qui depuis cette époque n’a plus été interrompue.

John Brigh appartenait à la classe d’émigrants que nous venons de décrire.

Un jour, il y avait quatre mois de cela, il avait abandonné sa maison qui tombait en ruine, et chargeant le peu qu’il possédait sur une charrette, il s’était mis en route suivi de sa famille, composée de sa femme, sa fille, son fils et deux domestiques qui avaient voulu suivre leur fortune.

Depuis, ils ne s’étaient plus arrêtés.

Ils avaient résolument marché en avant, se frayant à coups de hache un passage à travers les forêts vierges, et déterminés à s’enfoncer dans le désert aussi longtemps qu’ils ne trouveraient pas un endroit favorable pour établir un nouvel établissement.

À l’époque où se passe notre histoire, les émigrations étaient beaucoup plus rares qu’aujourd’hui, où, grâce à la découverte récente des gisements aurifères de la Californie et de la rivière Fraser, une fièvre d’émigration paraît à un tel point s’être emparée des masses, que le vieux monde semble dépeuplé de plus en plus au profit du nouveau. L’or est un aimant dont la force attire indistinctement jeunes ou vieux, hommes ou femmes, par l’espoir souvent trompé, hélas ! d’acquérir en peu de temps, au prix de quelques fati-