Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/124

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— Oui.

— Mais vous accepterez, fit-il avec un sourire ironique.

— C’est possible ; mais supposez un instant le contraire.

— Au point du jour vous serez tous deux attachés au poteau et torturés jusqu’au coucher du soleil.

— Oh ! oh ! est-ce votre dernier mot ?

— Le dernier ; dans une demi-heure je viendrai chercher votre réponse. »

Et il se détourna pour sortir.

Le comte bondit comme un jaguar, et se trouva debout devant le chef, son fusil d’une main et son couteau de l’autre.

« Un moment ! cria-t-il.

Ooah ! fit le chef en se croisant les bras sur sa large poitrine et les regardant d’un air railleur, vos précautions étaient prises, il me semble.

— Pardieu ! fit Balle-Franche en ricanant, je crois que maintenant c’est à nous à faire nos conditions, hein ?

— Peut-être, reprit Natah-Otann froidement ; mais je n’ai pas de temps à perdre en vaines paroles, laissez-moi passer, messieurs. »

Balle-Franche se jeta vivement devant la porte la crosse à l’épaule.

« Allons donc, chef, s’écria-t-il, cela ne peut finir ainsi, vous le savez bien ; nous ne sommes pas de vieilles femmes que l’on effraye, que diable ! nous autres avant d’être attachés au poteau nous vous tuerons. »

Le chef haussa dédaigneusement les épaules.

« Vous êtes fou, répondit-il ; allons, livrez-moi passage, vieux chasseur, et ne m’obligez pas à vous y contraindre.

— Non, non, chef, reprit en riant ironiquement Balle-Franche, nous ne nous quitterons pas ainsi ; tant pis pour vous, il ne fallait pas venir vous jeter dans la gueule du loup. »

Natah-Otann fit un geste d’impatience.

« Vous le voulez, dit-il ; eh bien ! voyez. »

Portant alors à ses lèvres le sifflet de guerre fait d’un tibia humain qu’il portait suspendu à son cou, il en tira un son aigu et saccadé.

Tout à coup, avant même que les deux Européens pussent se rendre compte de ce qui se passait, les parois de la tente furent fendues, les Pieds-Noirs bondirent dans l’intérieur, le comte et Balle-Franche furent saisis et désarmés.

Le sachem, les bras toujours croisés sur la poitrine, avait assisté muet, impassible, à ce qui s’était passé.

Les Kenhàs, les yeux fixés sur le chef, le tomahawk levé, semblaient attendre de lui un dernier ordre, un dernier signe.

Il y eut un instant d’inquiétude ou plutôt d’anxiété suprême ; si brave qu’ils fussent, l’attaque dont ils étaient victimes avait été si brusque, si rapide, que malgré eux les deux blancs se sentaient intérieurement frissonner.

Pendant quelques secondes le chef jouit de son triomphe ; puis levant la main avec un geste de suprême commandement :

« Allez, dit-il, rendez leurs armes à ces guerriers, ils sont les hôtes de Natah-Otann ! »

Les Pieds-Noirs se retirèrent aussi subitement qu’ils étaient apparus, en laissant toutefois tomber à terre les fusils et les couteaux dont ils s’étaient prestement emparés.

« Eh bien, demanda le chef avec une légère ironie, me comprenez-vous, enfin ? Me croyez-vous toujours en votre pouvoir ?

— C’est bien, monsieur, répondit sèchement le comte encore tout froissé de la lutte qu’il avait soutenue, je suis contraint de reconnaître l’avantage que le hasard vous donne sur moi ; toute résistance serait inutile ; je consens à me soumettre, quant à présent, à votre volonté, mais à deux conditions.

— Elles sont acceptées d’avance, monsieur le comte, répondit en s’inclinant Natah-Otann.

— Ne vous avancez pas ainsi, monsieur, vous ne savez pas encore ce que je veux vous demander.

— J’attends que vous vous expliquiez, monsieur le comte.

— Puisqu’il le faut, je marcherai en tête de vos tribus, mais seul, sans armes et sans que vous puissiez, sous aucun prétexte, m’imposer dans la sombre tragédie que vous préparez un autre rôle que celui-là. »

Le chef fronça le sourcil,

« Et si je refuse, monsieur le comte, dit-il d’une voix sourde.

— Si vous refusez, répondit M. de Beaulieu de son air le plus tranquille et de son ton le plus calme, j’emploierai pour vous y contraindre un moyen sûr et d’une efficacité incontestable.

— C’est-à-dire, monsieur le comte ? demanda-t-il.

— C’est-à-dire, monsieur, que je me ferai sauter la cervelle devant tous vos guerriers. »

Le chef lui lança un regard de vipère.

« C’est bien, dit-il au bout d’un instant, j’accepte ; voyons maintenant l’autre condition.

— La voici : vainqueur ou vaincu, et je souhaite que la seconde hypothèse se réalise plutôt que la première…

— Merci, interrompit le chef avec un salut ironique.

— Après la bataille, quelle qu’en soit l’issue, continua le comte, vous vous mesurerez loyalement avec moi à armes égales.

— Oh ! oh ! mais c’est ce que vous autres blancs vous nommez un duel, que vous me proposez là, monsieur le comte.

— Oui ; cela vous déplaît-il ?

— À moi ? non certes, et j’accepte de grand cœur, d’autant plus que nous autres Indiens du sang, nous avons l’habitude de nous livrer très-souvent de semblables combats pour vider nos querelles personnelles.

— Ainsi vous acceptez mes conditions ?

— Je les accepte, monsieur le comte.

— Mais qui me garantira, reprit le jeune homme, la véracité de vos paroles ?

— Moi, monsieur ? dit une voix forte.

Les trois hommes se retournèrent.