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Le Bison-Blanc se tenait froid et immobile sur le seuil de la tente.

À l’aspect imprévu de cet homme étrange, dont les traits respiraient en ce moment une imposante majesté, le jeune comte se sentit dominé malgré lui et s’inclina sans répondre.

« Messieurs, reprit Natah-Otann, vous êtes libres dans l’enceinte du camp.

— Merci, répondit Balle-Franche d’un ton bourru ; mais je n’ai rien promis, moi.

— Vous ! fit le chef avec insouciance, partez ou restez, peu m’importe. »

Après avoir cérémonieusement salué M. de Beaulieu, les deux chefs se retirèrent.


XXV

AVANT L’ATTAQUE.


Après avoir quitté la tente, les deux chefs marchèrent quelques minutes aux côtés l’un de l’autre sans échanger une parole : tous deux semblaient plongés dans de profondes réflexions causées sans doute par les sérieux événements qui se préparaient, événements dont l’issue déciderait du sort des tribus indiennes de cette partie du continent américain.

Tout en marchant, et sans y songer, ils avaient atteint un point élevé du monticule d’où la vue planait à une grande distance dans toutes les directions sur la prairie.

La nuit était calme et embaumée, il n’y avait plus un souffle dans l’air, pas un nuage au ciel dont le bleu profond était émaillé d’une profusion d’étoiles brillantes ; un silence imposant régnait dans ce désert où cependant, en ce moment, étaient embusqués plusieurs milliers d’hommes qui n’attendaient qu’un mot ou qu’un signe pour s’entr’égorger.

Machinalement, les deux hommes s’arrêtèrent et jetèrent un regard rêveur sur le paysage grandiose qui se déroulait à leurs pieds.

À trois portées de fusil au plus, couché sur le bord du fleuve, dont les eaux semblaient aux rayons de la lune un large ruban d’argent, le fort Mackensie, sombre et silencieux, détachait en vigueur sa noire silhouette, en projetant au loin l’ombre épaisse de ses constructions massives ; un léger souffle de vent courait mystérieusement sur la cime feuillue des arbres et faisait frissonner sourdement leurs branches, puis, bien loin en arrière, servant de cadre sublime à ce tableau grandiose, les crêtes chenues des hautes montagnes et des mornes dentelés fermaient l’horizon.

« Au lever du soleil, murmura Natah-Otann, répondant plutôt à ses propres pensées que dans l’intention d’adresser la parole à son compagnon, cette orgueilleuse forteresse sera en mon pouvoir ! Les Peaux-Rouges commanderont enfin en maîtres là où en ce moment règnent encore leurs oppresseurs.

— Oui, répondit machinalement le Bison-Blanc, demain vous serez maître du fort ; mais saurez-vous le conserver ? Vaincre n’est rien, maintes fois les Blancs ont été battus par les Peaux-Rouges, et cependant ils les ont asservis, courbés sous le joug, décimés et dispersés comme les feuilles qu’emporte le vent d’automne.

— Il n’est que trop vrai, dit le chef en soupirant, il en a toujours été ainsi depuis le premier jour que les Blancs ont posé le pied sur cette malheureuse terre ; quelle est donc cette mystérieuse influence qui les a constamment protégés contre nous ?

— Vous-mêmes, mon enfant, répondit le Bison-Blanc en hochant tristement la tête ; vous êtes vos plus grands ennemis ; vous ne pouvez, hélas ! imputer à d’autres qu’à vous-mêmes vos continuelles défaites, acharnés à vous entre-détruire dans de futiles querelles, à guerroyer continuellement comme les bêtes fauves de vos forêts les uns contre les autres, les Blancs ont pris soin de cimenter secrètement vos haines héréditaires dont ils ont habilement profité pour vous vaincre en détail.

— Oui, vous me l’avez dit déjà bien souvent, mon père, aussi vous le voyez, j’ai mis à profit vos conseils, tous les Indiens missouris sont unis maintenant, ils obéissent au même chef, marchent sous un seul totem ; aussi, croyez-le, cette union sera féconde en bons résultats, nous chasserons ces loups pillards de nos frontières, nous les renverrons dans leurs villes de pierre, et désormais seul le moksens du Peau-Rouge foulera nos prairies natales, et l’écho des mornes, des rives du Missouri, ne s’éveillera qu’au rire joyeux des Peaux-Rouges et ne répétera que le vaillant cri de guerre des Pieds-Noirs.

— Nul plus que moi ne sera heureux d’un tel résultat ; mon plus ardent désir est de voir libres les hommes chez lesquels j’ai reçu une aussi fraternelle hospitalité ; mais, hélas ! qui peut prévoir l’avenir ? Ces sachems que vous êtes parvenu, à force de soins et de patience, à réunir, à rallier pour cette œuvre nationale, ces chefs s’agitent sourdement, ils craignent de vous obéir, ils jalousent le pouvoir qu’eux-mêmes vous ont donné sur eux, craignez mon fils, que tout à coup, sans motif apparent, ils ne vous abandonnent.

— Je ne leur en donnerai pas le temps, mon père ; depuis plusieurs jours déjà je connais toutes leurs menées, je suis leurs projets ; jusqu’à présent, la prudence m’a fermé la bouche, je ne voulais pas risquer le succès de mon entreprise, mais dès que je serai maître de cette forteresse qui est là, croyez-le, je parlerai haut, car ma voix aura acquis une autorité, mon pouvoir une force que les plus turbulents seront contraints de reconnaître, la victoire me fera grand et redoutable, j’écraserai du pied ceux qui conspirent dans l’ombre, et n’hésite-