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raient pas à se tourner contre moi si j’éprouvais une défaite. Allez, mon père, que tout soit prêt pour l’assaut dès que j’en donnerai le signal ; visitez les postes, surveillez les mouvements de l’ennemi, dans deux heures je pousserai mon cri de guerre. »

Le Bison-Blanc le considéra un instant avec une expression singulière, où l’amitié, la crainte et l’admiration luttaient tour à tour, et lui posant la main sur l’épaule :

« Enfant, lui dit-il avec émotion, tu es un fou, mais un fou sublime ; l’œuvre de régénération que tu médites est impossible aujourd’hui ; mais, soit que tu triomphes, soit que tu succombes, ta tentative n’aura pas été inutile ; ton passage sur la terre laissera une longue trace lumineuse, qui, un jour peut-être, servira de phare à ceux qui te succéderont pour accomplir enfin l’affranchissement de ta race. »

Après quelques secondes d’un silence plus éloquent que de vaines paroles, les deux hommes tombèrent dans les bras l’un de l’autre et restèrent liés pendant quatre à cinq minutes dans une chaleureuse étreinte : ils se séparèrent enfin, et Natah-Otann demeura seul.

Le jeune chef ne se dissimulait en aucune façon les difficultés de sa position ; il reconnaissait la justesse des observations de son père adoptif ; mais maintenant il était trop tard pour reculer, il fallait pousser en avant, coûte que coûte.

Nous avons longuement expliqué, dans un précédent chapitre, les raisons secrètes qui avaient en quelque sorte poussé Natah-Otann à presser l’exécution de ses projets, maintenant que le moment était venu de descendre enfin dans la lice, toute hésitation avait cessé, toute crainte s’était évanouie dans le cœur du jeune chef, pour faire place à une résolution froide et inébranlable, qui lui laissait toute la lucidité nécessaire pour jouer habilement et sans faiblir la partie suprême dont allait dépendre le sort de sa face.

Après que le Bison-Blanc l’eut laissé seul, Natah-Otann s’assit sur une pointe de roche, et, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, il fixa les yeux sur la plaine et s’oublia dans une sérieuse contemplation.

Depuis longtemps déjà il rêvait ainsi, n’ayant plus qu’une vague intuition des objets extérieurs qui l’entouraient, lorsqu’une main s’appuya doucement sur son épaule.

Le chef tressaillit comme s’il avait reçu une commotion électrique et releva vivement la tête.

« Ochtl ! fit-il avec une émotion qu’il ne put maîtriser, Fleur-de-Liane ici, à cette heure ! »

La jeune fille sourit doucement.

« Pourquoi mon frère est-il étonné ? répondit-elle de sa voix douce et harmonieuse ; le chef ne sait-il pas que Fleur-de-Liane aime à errer ainsi pendant la nuit dans la savanne, lorsque la nature sommeille et que la voix du Grand-Esprit se fait plus facilement entendre ; nous autres jeunes femmes, nous aimons à rêver la nuit à la lueur mélancolique qui pleut doucement des étoiles et semble parfois, dans le brouillard, donner un corps à nos pensées ? »

Le chef soupira sans répondre.

« Vous souffrez ? lui demanda doucement Fleur-de-Liane, vous, le premier sachem de notre nation, le guerrier le plus renommé de nos tribus, quelle raison est assez forte pour vous arracher un soupir ? »

Le chef saisit la main mignonne que lui abandonna la jeune fille, et la pressa tendrement entre les siennes.

« Fleur-de-Liane, lui dit-il enfin, ignorez-vous donc pourquoi je souffre quand je suis auprès de vous ?

— Comment le saurais-je, Natah-Otann ? Bien que mes frères me nomment la vierge des belles amours, que l’on me suppose en relation avec les génies de l’air et des eaux, hélas ! je ne suis qu’une jeune fille ignorante ; je voudrais connaître la cause de votre chagrin, peut-être alors parviendrais-je à vous guérir.

— Non, répondit le chef en secouant la tête, cela n’est pas en votre pouvoir, enfant ; pour cela, il faudrait que les battements de votre cœur répondissent à ceux du mien, que ce petit oiseau qui chante si mélodieusement dans le cœur des jeunes filles et leur murmure tant de douces paroles à l’oreille, se fût approché de vous. »

La jeune fille sourit en rougissant, elle baissa les yeux, et faisant un effort pour dégager sa main que Natah-Otann conservait toujours dans les siennes :

« Ce petit oiseau dont parle mon frère, je l’ai vu, son chant s’est déjà fait entendre près de moi. »

Le chef se releva brusquement, et fixant un regard étincelant sur la jeune fille :

« Eh quoi ! s’écria-t-il avec agitation, vous aimez ! Un des jeunes guerriers de notre nation a su toucher votre cœur et vous inspirer de l’amour ? »

Fleur-de-Liane secoua sa charmante tête d’un air mutin, pendant qu’un frais sourire entr’ouvrait ses lèvres de corail.

« Je ne sais si ce que j’éprouve est ce que vous nommez de l’amour, » dit-elle.

Natah-Otann avait, par un pénible effort, renfermé en lui l’émotion qui faisait trembler ses membres.

« Pourquoi n’en serait-il pas ainsi ? reprit-il d’un air pensif, les lois de la nature sont immuables, nul ne peut s’y soustraire, l’heure de cette enfant devait sonner ; de quel droit trouverais-je mauvais ce qui arrive ? n’ai-je pas dans le cœur un sentiment sacré qui le remplit et devant lequel tout autre doit s’éteindre ?… Un homme dans la position où je me trouve plane trop au-dessus des passions vulgaires, le but qu’il se propose est trop grand pour qu’il lui soit permis de se laisser dominer par l’amour énervant d’une femme, celui qui prétend devenir le sauveur et le régénérateur d’un peuple n’appartient plus à l’humanité, soyons digne de la tâche que nous nous sommes proposée, oublions, s’il est possible, la passion insensée et sans espoir qui nous dévore ; cette jeune fille ne