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Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/127

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peut jamais être à moi, tout nous sépare, je serai pour elle ce que je n’aurais jamais dû cesser d’être, un père ! »

Il laissa tomber avec accablement sa tête sur sa poitrine et demeura quelques instants absorbé dans de sombres méditations.

Fleur-de-Liane le considérait avec une expression de tendre pitié, elle n’avait qu’imparfaitement entendu ce qu’avait murmuré le chef, et n’avait rien compris à ses paroles, mais elle éprouvait pour lui une profonde amitié, elle souffrait de le voir souffrir, cherchant vainement quelle consolation elle pourrait lui adresser ; elle attendait avec inquiétude qu’il se rappelât sa présence et lui adressât la parole.

Enfin il releva la tête.

« Ma sœur ne m’a pas nommé celui de nos jeunes guerriers qu’elle préfère aux autres.

— Le sachem ne l’a-t-il pas deviné ? répondit-elle timidement.

— Natah-Otann est un chef ; s’il est le père de ses guerriers, il n’espionne ni leurs actes, ni leurs pensées.

— Celui dont je parle à mon frère n’est pas un guerrier kehnà, reprit-elle.

— Ah ! fit-il avec étonnement en lui jetant un regard scrutateur ; serait-ce un des visages pâles qui sont les hôtes de Natah-Otann ?

— Mon frère veut dire ses prisonniers, murmura-t-elle.

— Que signifient ces paroles, jeune fille ? est-ce à vous, enfant née d’hier, à chercher à expliquer mes actions. Ah ! ajouta-t-il en fronçant le sourcil, je comprends maintenant pourquoi les chefs à face pâle avaient des armes, lorsque je les ai visités il y une heure, il est inutile que ma fille me dise le nom de celui qu’elle aime, je le sais à présent. »

La jeune fille courba la tête en rougissant.

« Acht’sett ! — c’est bien — reprit-il d’une voix rude ; ma sœur est libre de placer ses affections comme il lui plaît, seulement son amour ne devrait pas la porter à trahir les siens pour les faces pâles. Elle est une fille des Kenhàs. Est-ce pour me donner cette nouvelle que Fleur-de-Liane m’est venue trouver ici ?

— Non, répondit-elle craintivement, c’est une autre personne qui m’a ordonné de me rendre près de vous, où elle doit se rendre elle-même bientôt, ayant, dit-elle, à me révéler devant le sachem un important secret.

— Un important secret ? reprit Natah-Otann ; que voulez-vous dire, de quelle femme parle ma sœur ?

— Je parle de celle qu’on nomme la Louve des prairies ; elle a toujours été pour moi douce, bonne et affectueuse, malgré la haine qu’elle porte aux Indiens.

— C’est étrange ! murmura le chef ; ainsi vous l’attendez ?

— Je l’attends.

— Ainsi c’est cette femme qui t’a donné rendez-vous ici ?

— C’est elle.

— Mais cette femme est folle ! s’écria le chef, ne le sais-tu pas, pauvre enfant ?

— Ceux que le Grand-Esprit veut protéger, il leur enlève la raison, afin qu’ils ne sentent pas la douleur, » répondit-elle doucement.

Depuis quelques instants un froissement presque imperceptible se faisait dans le feuillage ; ce bruit, si faible qu’il fût, l’oreille exercée du chef l’aurait saisi, s’il n’avait pas été entièrement absorbé par son entretien avec la jeune fille.

Tout à coup les branches s’écartèrent violemment ; plusieurs individus, conduits par la Louve des prairies, s’élancèrent sur le chef, et, avant qu’il fût remis de la surprise que lui causait cette brusque attaque, il était renversé sur le sol et solidement garrotté.

« La folle ! s’écria-t-il.

— Oui ! oui ! la folle ! répéta-t-elle d’une voix saccadée ; je tiens enfin ma vengeance ! Je la tiens ! merci, ajouta-t-elle en s’adressant aux deux ou trois hommes qui l’accompagnaient ; maintenant je me charge de le garder ; il n’échappera pas, allez ! »

Ces hommes se retirèrent sans répondre, bien qu’il portassent le costume des Indiens, une peau de panthère adaptée à leur visage les rendait méconnaissables et les masquait complètement.

Sur la pointe de la colline, il ne restait plus que trois personnes : Fleur-de-Liane, Margaret et Natah-Otann, qui se tordait pour briser ses liens en poussant des cris sourds et inarticulés.

La Louve couvait des yeux son ennemi renversé à ses pieds avec une expression de joie impossible à rendre.

Fleur-de-Liane, immobile auprès du chef, le regardait d’un œil triste et pensif.

« Oui, disait la Louve avec une expression de haine satisfaite, rugis, panthère, mords ces liens que tu ne peux rompre ; je te tiens, enfin ; à mon tour de te torturer, de te rendre les souffrances dont tu m’a abreuvée. Oh ! je ne serai jamais suffisamment vengée de toi, assassin de toute ma famille Dieu est juste ! dent pour dent, œil pour œil, misérable ! »

Elle ramassa alors un poignard tombé à terre auprès d’elle, et commença à le piquer par tout le corps.

« Réponds, voyons, ne sens-tu pas le froid de l’acier pénétrer dans tes chairs, reprit-elle ? Oh ! je voudrais te tuer mille fois s’il était possible de te donner mille fois la mort ! »

Le chef laissa errer sur ses lèvres un sourire de dédain ; la Louve, exaspérée, leva son poignard pour le frapper ; Fleur-de-Liane lui retint le bras.

Margaret se retourna avec un mouvement de tigre ; mais, reconnaissant la jeune fille, elle laissa échapper l’arme de sa main tremblante, et son visage prit une expression de douceur et de tendresse infinie.

« Toi ! toi ici ! s’écria-t-elle ; pauvre enfant, tu n’as pas oublié le rendez-vous que je t’avais donné ; c’est Dieu qui t’envoie !

— Oui, reprit la jeune fille, le Grand-Esprit voit tout ; ma mère est bonne, Fleur-de-Liane l’aime,