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Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/128

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pourquoi martyriser ainsi l’homme qui a servi de père à l’enfant abandonnée et sans famille ; le chef a toujours été bon pour Fleur-de-Liane, ma mère lui pardonnera. »

Margaret regarda la douce enfant avec une expression de stupeur folle ; puis tout à coup ses traits se décomposèrent et elle éclata d’un rire strident et saccadé.

« Comment ! s’écria-t-elle d’une voix vibrante, c’est toi, toi Fleur-de-Liane, qui intercèdes pour cet homme !

— Il a servi de père à Fleur-de-Liane, répondit simplement la jeune fille.

— Mais tu ne le connais donc pas ?

— Il a toujours été bon.

— Tais-toi, enfant ; ne prie pas la Louve, dit le chef d’une voix sombre ; Natah-Otann est un guerrier, il saura mourir.

— Non, il ne faut pas que le chef meure, » dit résolument l’Indienne.

Natah-Otann ricana.

« C’est moi qui suis vengé, dit-il.

— Chien, s’écria la Louve en lui frappant le visage de son talon ; tais-toi, ou je t’arrache ta langue de vipère. »

L’Indien sourit avec mépris.

« Ma mère va me suivre, dit la jeune fille ; je détacherai le chef afin qu’il rejoigne ses guerriers qui vont combattre. »

Elle ramassa le poignard et s’agenouilla auprès du prisonnier.

À son tour la Louve l’arrêta.

« Avant de rompre ses liens, écoute-moi, enfant, dit-elle.

— Après, répondit la jeune fille ; un chef doit être auprès de ses guerriers dans le combat.

— Écoute-moi cinq minutes, reprit la Louve avec insistance ; je t’en supplie, Fleur-de-Liane, au nom de tout ce que j’ai fait pour toi ; puis, lorsque j’aurai cessé de parler, eh bien, si tu le veux encore, tu délivreras cet homme ; je te jure que je ne m’y opposerai pas. »

La jeune fille lui lança un long regard.

« Parle, dit-elle de sa voix douce et sympathique, Fleur-de-Liane écoute. »

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine oppressée de la Louve.

Il y eut un instant de silence.

On n’entendait que les rugissements sourds du prisonnier.

« Tu as raison, jeune fille, dit enfin la Louve d’une voix triste, cet homme a pris soin de ton enfance, il a été bon pour toi, il t’a élevée avec soin ; tu vois que je lui rends justice, n’est-ce pas ? Mais jamais il ne t’a raconté comment tu étais tombée entre ses mains.

— Jamais ! murmura l’enfant d’une voix mélancolique.

— Eh bien, reprit la Louve, ce secret qu’il n’a pas osé te révéler, je vais te le dire, moi. Par une nuit comme celle-ci, à la tête d’une troupe de guerriers féroces, celui que tu nommes ton père a attaqué ton père véritable, s’est emparé de lui et de toute ta famille, et pendant que tes deux frères, par l’ordre de ce monstre qui est là, brûlaient tout vivants sur un brasier, ton père, attaché sur un arbre près d’eux, était écorché tout vif.

— Horreur ! s’écria la jeune fille en se levant subitement.

— Et si tu ne me crois pas, continua-t-elle d’une voix stridente, arrache de ton cou ce sachet fait de la peau de ton malheureux père, et tu trouveras dedans tout ce qui reste de lui. »

D’un mouvement fébrile la jeune fille arracha le sachet, qu’elle serra d’une main convlsive.

« Oh ! s’écria-t-elle, non, non, c’est impossible, tant d’atrocités ne peuvent être commises. »

Soudain ses larmes se séchèrent, elle regarda fixement la Louve, et avec un accent terrible :

« Vous, vous, s’écria-t-elle, comment savez-vous cela ? celui qui vous l’a dit en a menti.

— J’étais présente, dit froidement la Louve.

— Vous étiez présente, vous ? vous avez assisté à cette terrible exécution ?

— Oui, j’y ai assisté.

— Pourquoi ! s’écria-t-elle avec fureur ; répondez, pourquoi ?

— Pourquoi, répondit-elle avec un accent de majesté suprême, pourquoi ? parce que je suis ta mère, enfant ! »

À cette révélation inattendue, les traits de la jeune fille se décomposèrent, la voix lui manqua, ses yeux semblèrent prêts à sortir de leur orbite, son corps fut agité de mouvements convulsifs ; pendant un instant elle essaya d’articuler un cri, puis tout à coup elle éclata en sanglots et tomba dans les bras de Margaret en s’écriant avec un accent déchirant :

« Ma mère ! ma mère !

— Enfin ! rugit la Louve d’une voix délirante, je te retrouve et tu es bien à moi. »

Pendant quelques instants, la mère et la fille, tout à leur tendresse, oublièrent le monde entier.

Natah-Otann voulut profiter de l’occasion de saisir la chance de salut que lui offrait le hasard. Sans faire de bruit, il commença à rouler sur lui-même pour gagner la lèvre de la descente de la colline.

Soudain la jeune fille l’aperçut ; elle se redressa comme si un serpent l’avait piqué et courut à lui.

« Arrête, Natah-Otann ! » lui dit-elle.

Le chef demeura immobile à l’accent de la jeune fille ; il avait cru comprendre qu’il était perdu ; avec ce fatalisme qui fait le fond du caractère indien, il se résigna.

Pourtant il se trompait.

Fleur-de-Liane, les yeux ardents, le front pâle, promenait un regard égaré de sa mère à l’homme étendu à ses pieds, se demandant intérieurement s’il lui appartenait bien à elle, comblée des bienfaits du chef, de venger sur lui la mort de son père ; elle sentait que son bras était trop faible, son cœur trop tendre pour une telle action.

Pendant plusieurs secondes les trois acteurs de cette scène terrible demeurèrent ainsi plongés dans un sinistre silence, que troublaient seules les sourdes et mystérieuses rumeurs de la nuit.