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gues, une fortune qui, pour ceux qui l’atteignent, ne compense pas les périls qu’elle a coûtés.

C’était donc de la part de John Bright une rare audace de s’aventurer ainsi sans secours possibles dans une contrée complètement inexplorée jusqu’alors, et dont les Indiens étaient les maîtres.

John Bright était né dans la Virginie. C’était un homme de cinquante ans environ, d’une taille moyenne, mais fortement charpenté et doué d’une vigueur peu commune ; ses traits n’avaient rien que de très-ordinaire, mais sa physionomie avait une rare expression de fermeté et de résolution.

Sa femme, de dix ans moins âgée que lui, était une douce et sainte créature sur le front de laquelle les fatigues et les inquiétudes avaient depuis longtemps creusé de profondes rides, sous lesquelles cependant un observateur aurait encore distingué les restes d’une rare beauté.

William Bright, le fils de l’émigrant, était une espèce de géant de plus de six pieds anglais, âgé de vingt-deux ans, taillé en Hercule, et dont la bonne grosse figure, encadrée dans d’épais cheveux plutôt roux que blonds, respirait la franchise et la jovialité.

Diana Bright, sa sœur, formait avec lui un complet contraste. C’était une mignonne créature de seize ans à peine, aux yeux d’un bleu profond comme l’azur du ciel, à l’apparence frêle et délicate, au front rêveur, à la bouche rieuse, qui tenait à la fois de la femme et de l’ange, et dont l’étrange beauté séduisait au premier aspect et subjuguait à la première parole qui tombait de ses lèvres rosées.

Diana était l’idole de la famille, idole chérie que chacun adorait et qui d’un sourire ou d’un regard se faisait obéir de ces rudes natures qui l’entouraient et ne semblaient vivre que pour satisfaire ses moindres caprices.

Sem et James, les deux domestiques, étaient de bons et braves paysans du Kentucky, d’une force extraordinaire, d’une adresse peu commune et cachaient beaucoup de finesse sous leur apparence naïve et même un peu niaise.

Ces braves gens, jeunes encore, puisque l’un avait vingt-six ans et l’autre trente à peine, avaient grandi dans la maison de John Bright, auquel ils avaient voué un dévouement sans bornes dont maintes fois déjà, depuis que le voyage était commencé, ils avaient donné des preuves.

Lorsque John avait abandonné sa maison pour se mettre à la recherche d’une autre terre plus fertile, il avait proposé à ces deux hommes de le quitter, ne voulant pas les exposer aux dangers de la vie précaire qui allait commencer pour lui ; mais tous deux à la fois avaient secoué négativement la tête, répondant à tout ce qu’il leur disait que leur devoir était de suivre leurs maîtres n’importe où ils iraient, et qu’ils étaient prêts à les accompagner jusqu’au bout du monde.

Devant une détermination si nettement exprimée, l’émigrant avait été obligé de céder et il avait répondu que, puisqu’il en était ainsi, ils le suivraient. Tout avait été dit entre le maître et les valets.

Aussi, ces deux honnêtes serviteurs n’étaient-ils pas considérés, comme des domestiques, mais bien comme des amis, et traités en conséquence.

Du reste, il n’est tel que les périls communs pour rapprocher les distances, et depuis quatre mois la famille de John Bright avait été exposée à des dangers sans nombre.

L’émigrant menait avec lui un nombre assez considérable de bestiaux, ce qui faisait que, malgré les précautions qu’il prenait, la caravane laissait derrière elle d’assez larges traces qui devaient l’exposer à être incessamment attaquée par les Indiens. Cependant, jusqu’au moment où nous les avons rencontrés, aucun danger sérieux ne les avait réellement menacés.

Parfois ils s’étaient vus exposés à des alertes un peu vives, mais toujours les Indiens s’étaient tenus à une distance assez grande et s’étaient bornés à des démonstrations hostiles, il est vrai, mais non suivies d’effet.

Pendant les premières semaines de leur voyage, les émigrants, peu au fait de la vie des Peaux-Rouges qui voltigeaient incessamment sur les ailes de la caravane, avaient été en proie aux craintes les plus exagérées, s’attendant à chaque instant à être attaqués par ces féroces ennemis, sur le compte desquels ils avaient entendu raconter des récits capables de faire frissonner les plus braves ; mais peu à peu, ainsi que cela arrive toujours, ils s’étaient habitués à cette menace perpétuelle des Indiens, et bien que prenant les précautions les plus strictes pour leur sûreté, ils s’étaient pour ainsi dire blasés sur les dangers qu’ils redoutaient tant dans le principe, et en étaient presque arrivés à les mépriser, convaincus que leur attitude calme et résolue avait suffi pour leur en imposer et que les Peaux-Rouges n’oseraient pas se hasarder à en venir aux mains avec eux.

Cependant le jour où nous les avons rencontrés, à leur insu, une inquiétude vague s’était emparée d’eux ; ils avaient comme un pressentiment secret qu’un grand danger les menaçait.

Les Indiens qui d’ordinaire, ainsi que nous l’avons dit, les accompagnaient en caracolant à portée de fusil de leur petite troupe, s’étaient tout à coup faits invisibles. Depuis leur départ du dernier campement, ils n’en avaient pas aperçu un seul, bien qu’instinctivement, par une espèce d’intuition sinistre, ils se doutassent que, pour être invisibles, ils n’en étaient pas moins là et peut-être en plus grand nombre que les autres fois.

Aussi la journée s’écoula-t-elle triste et silencieuse pour les émigrants ; ils marchaient côte à côte, l’œil et l’oreille au guet, le doigt sur la détente, du reste, sans oser se communiquer leurs craintes respectives, mais, selon l’expression espagnole, s’avançant la barbe sur l’épaule, en hommes, qui s’attendent à être attaqués à chaque instant.

Cependant la journée se passa sans que le moindre incident parût corroborer leurs appréhensions.

Au coucher du soleil, la caravane se trouva au