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« Malheureuse ! s’écria mistress Margaret, que fais-tu ?

— Je venge mon père ! répondit-elle avec un accent de suprême majesté.

— Mais, malheureuse, c’est l’assassin de-ton père !

— Je le sais, vous me l’avez dit ; cet homme, malgré ses crimes, a été bon pour moi, il a pris soin de mon, enfance, il a obéi au sentiment de haine que sa face nourrit contre les visages pâles en assassinant mon père, mais il l’a remplacé auprès de moi, autant que cela lui a été possible, et il a presque changé sa nature indienne pour me protéger ; le Grand-Esprit nous jugera, lui dont l’œil est incessamment fixé sur la terre.

— Malheureuse ! malheureuse ! » s’écria la Louve en se tordant les mains avec désespoir.

La jeune fille s’était penchée sur le chef et avait tranché les liens qui le retenaient ; Natah-Otann avait bondi comme un jaguar et s’était aussitôt trouvé debout. La Louve fit un mouvement comme pour s’élancer sur lui, mais elle s’arrêta :

« Tout n’est pas dit encore ! s’écria-t-elle, oh ! oui, coûte que coûte, j’aurai ma vengeance ! »

Et elle s’élança dans le fourré, où elle disparut.

« Natah-Otann, reprit la jeune fille en se tournant vers le chef qui se tenait auprès d’elle calme et impassible comme si rien d’extraordinaire ne se fût passé, je laisse la vengeance au Grand-Esprit, une femme ne peut que pleurer, adieu ; je t’aimais comme ce père que tu m’as ravi, je ne me sens pas la force de te haïr, je tâcherai de t’oublier.

— Pauvre enfant, répondit avec émotion le sachem, je dois te paraître bien coupable, hélas ! Aujourd’hui seulement, je comprends l’atrocité de l’action dont je me suis rendu coupable, peut-être parviendrai-je à obtenir un jour ton pardon. »

Fleur-de-Liane sourit tristement.

« Ton pardon ne dépend pas de moi, dit-elle, le Wacondah seul peut t’absoudre. »

Et, après lui avoir lancé un dernier et mélancolique regard, elle s’éloigna à pas lents et s’enfonça toute pensive dans la forêt.

Natah-Otann la suivit longtemps des yeux.

« Les chrétiens auraient-ils donc raison ? murmura-t-il lorsqu’il fut seul ; les anges existeraient-ils en effet ? »

Il secoua la tête a plusieurs reprises, et après avoir attentivement regardé le ciel dont les étoiles commençaient à pâlir :

« Voici l’heure ! dit-il d’une voix sourde, serai-je vainqueur ! »


XXVI

LE LOUP-ROUGE.


Il nous faut maintenant, pour l’intelligence des faits qui vont suivre, faire quelques pas en arrière et retourner dans la tente qui servait d’habitation provisoire au comte de Beaulieu et à Balle-Franche.

Les deux blancs avaient été assez décontenancés de la façon dont l’entretien s’était terminé, cependant le comte était trop gentilhomme pour ne pas reconnaître loyalement que, dans cette circonstance, le beau rôle n’avait pas été pour lui, et que l’avantage était resté au sachem, dont malgré lui il ne pouvait s’empêcher d’admirer la hardiesse et surtout l’habileté ; quant à Balle-Franche, le digne chasseur ne voyait pas si loin ; furieux de l’échec qu’il avait subi et surtout du peu de cas que le chef semblait faire de sa personne, il roulait dans sa tête les plus épouvantables projets de vengeance tout en se mordant les poings avec rage.

Le comte se divertit pendant quelques instants à observer le manège de son compagnon, qui marchait de long en large dans la tente, grommelait à voix basse, fermait les poings, levait les yeux au ciel et frappait la crosse de son rifle à terre avec un désespoir comique ; mais bientôt le jeune homme n’y tint plus et partit d’un franc éclat de rire.

Le chasseur s’arrêta tout interdit et jeta un regard circulaire dans la tente ; afin de découvrir la cause d’une gaieté aussi insolite dans un moment aussi grave.

« Que se passe-t-il, donc, monsieur Édouard, dit-il enfin, pourquoi riez-vous ainsi ? »

Naturellement cette question, faite d’un air effaré, n’eut d’autre résultat que d’occasionner chez le comte un redoublement d’hilarité.

« Eh ! mon ami, dit-il, je ris des mines singulières que vous faites et des exercices excentriques auxquels vous vous livrez depuis près de vingt minutes.

— Oh ! monsieur Édouard, répondit Balle-Franche, pouvez-vous plaisanter ainsi ?

— Eh ! mon ami, vous me semblez prendre cette question bien à cœur, jamais je ne vous avais vu vous affecter autant, on croirait que vous avez perdu cette magnifique confiance qui vous faisait mépriser tous les périls.

— Non, non, monsieur Édouard, vous vous trompez, mon opinion est faite depuis longtemps, voyez-vous, il m’est prouvé que jamais ces diables rouges ne parviendront à me tuer ; seulement je suis furieux d’avoir été si complètement pris pour dupe par eux, c’est humiliant pour mon amour-propre, et je me creuse la tête pour trouver le moyen de leur jouer un bon tour.

— Faites, mon ami ; si cela était possible, je vous aiderais ; mais, quant à présent du moins, je suis contraint de demeurer neutre, j’ai les bras liés.

— Comment ! fit Balle-Franche avec étonnement, vous allez rester ici pour servir leurs diaboliques jongleries ?

— Il le faut, mon ami, n’ai-je pas donné ma parole ?

— Certes vous l’avez donnée, je ne sais trop comment ; vous auriez pu faire autrement ; mais une parole donnée à un Indien ne compte pas, monsieur Édouard : les Peaux-Rouges sont des brutes