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Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/131

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qui n’entendent rien au point d’honneur ; dans un cas pareil, je vous certifie que Natah-Otann ne se croirait aucunement lié envers vous.

— C’est possible, mon ami, bien que je ne sois pas de votre avis ; ce chef n’est pas un homme ordinaire, il est doué d’une haute intelligence.

— À quoi cela lui sert-il ? à rien, sinon à être plus fourbe et plus traître que ses compatriotes ; croyez-moi, ne faites pas tant de cérémonies avec lui, prenez congé à la française, comme ils disent dans le sud, et plantez-les là, les Peaux-Rouges seront les premiers à vous approuver.

— Mon ami, répondit sérieusement le comte, il est inutile de nous étendre davantage sur ce sujet, nous autres, gentilshommes, notre parole, une fois donnée, nous en sommes esclaves, quel que soit l’homme à qui nous l’ayons engagée, et la couleur de sa peau.

— À votre aise, monsieur Édouard, agissez comme bon vous semblera, je ne me reconnais le droit de vous donner ni des avis, ni des conseils, vous êtes meilleur juge que moi de la conduite qu’il vous plaît de suivre ; ainsi, soyez tranquille, je ne vous en parlerai plus.

— Merci, mon ami.

— Tout cela est fort bon, mais maintenant qu’allons-nous faire ?

— Comment ? qu’allons-nous faire ? qu’allez-vous faire, voulez-vous dire ?

— Non, monsieur Édouard, j’ai dit justement ce que je voulais dire, vous comprenez bien que je ne vais point vous abandonner seul dans ce nid de serpents, n’est-ce pas ?

— C’est ce qu’au contraire vous allez faite à l’instant, mon ami.

— Moi ! fit le chasseur avec un gros rire.

— Oui, vous, mon ami, il le faut.

— Bah ! pourquoi donc cela, puisque vous restez, vous.

— Voilà justement pourquoi. »

Le chasseur réfléchit un instant.

« Vous savez que je ne comprends pas du tout, reprit-il.

— C’est pourtant bien clair, dit le comte.

— Hum, c’est possible, mais pas pour moi.

— Comment, vous ne comprenez pas qu’il faut que nous nous vengions ?

— Oh ! ça, par exemple, je le comprends, monsieur Édouard.

— Comment voulez-vous que nous y parvenions si vous vous obstinez à rester ici.

— Puisque vous y restez, vous, dit obstinément le chasseur.

— Mais moi, mon ami, c’est bien différent, je reste parce que j’y suis tenu par ma parole, au lieu que vous, vous êtes libre d’aller et de venir, vous devez donc en profiter pour quitter le camp ; aussitôt dans la prairie, rien ne vous sera plus facile que de vous mettre en rapport avec quelques-uns de nos amis, il est évident que mon brave Ivon, malgré la poltronnerie dont il se croit affligé, travaille en ce moment activement à ma délivrance ; voyez-le, entendez-vous avec lui, je ne puis partir d’ici, c’est vrai, mais je ne puis non plus empêcher mes amis de me délivrer ; s’ils y parviennent, ma parole sera dégagée, et rien ne s’opposera à ce que je les suive. Me comprenez-vous, maintenant ?

— Oui, monsieur Édouard, mais je vous avoue que je ne puis me décider à vous laisser ainsi, seul, au milieu de ces diables rouges.

— Que cela ne vous inquiète pas, Balle-Franche, je ne cours aucun danger en demeurant avec eux, ils ont pour moi trop de respect pour que j’aie rien à redouter de leur part ; d’ailleurs, Natah-Otann saurait me protéger si besoin était. Ainsi, croyez-moi, mon ami, partez au plus vite, vous me servirez mieux en vous éloignant qu’en vous obstinant à rester ici, où votre présence, en cas de danger, me serait plus nuisible qu’utile.

— Vous en savez beaucoup plus long que moi sur tout cela, monsieur le comte ; puisque vous l’exigez, je vais partir, » dit le chasseur en hochant tristement la tête.

« Surtout, soyez prudent, ne vous exposez pas à vous faire tuer en quittant le camp. »

Le chasseur sourit avec dédain.

« Vous savez bien que les Peaux-Rouges ne peuvent rien sur moi, fit-il.

— C’est juste ; je l’avais oublié, dit en riant le jeune homme, allons, adieu, mon ami, ne demeurez pas ici davantage, partez, et bonne chance !

— Au revoir, monsieur Édouard ; est-ce que vous ne me donnerez pas une poignée de main avant que nous nous séparions, sans savoir si nous nous reverrons jamais ?

— Une poignée de main ! fit le comte, embrassons-nous, mon ami, ne sommes-nous pas frères ?

— À la bonne heure ! » s’écria joyeusement le chasseur en se jetant dans les bras que lui ouvrait M. de Beaulieu.

Les deux hommes, après s’être chaleureusement embrassés, se séparèrent enfin ; le comte se laissa aller sur l’amas de fourrures qui lui servait de lit, et le chasseur, après s’être assuré que ses armes étaient en état, fit un dernier signe d’adieu au jeune homme et sortit de la tente.

Balle-Franche, le rifle sous le bras, la tête haute et le regard provocateur, traversa lentement le camp. Les Indiens ne semblaient nullement se préoccuper de la présence du chasseur parmi eux, et ils le laissèrent tranquillement s’éloigner.

Celui-ci, lorsqu’il se trouva à environ deux portées de fusil du camp, ralentit sa marche et se mit à réfléchir sur ce qu’il était le plus à propos de faire pour délivrer le comte ; après quelques minutes de réflexion, son parti fut pris, et il se dirigea vers l’établissement du squatter de ce pas relevé particulier aux hommes habitués à parcourir le désert, et qui est plus rapide que le trot d’un cheval.

Lorsque Balle-Franche atteignit le défrichement, John Bright était en grande conférence avec Ivon et les partisans expédiés par le major Melvil. L’arrivée du chasseur fut saluée par un hourra de plaisir.

Les Américains étaient assez embarrassés. Mistress Margaret, quelque détaillés que fussent les