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pied de l’un des nombreux monticules dont nous avons parlé plus haut et dont un si grand nombre bordent en cet endroit les rives du fleuve.

John Bright fit signe à son fils qui conduisait la charrette de s’arrêter, démettre pied à terre et de venir le joindre.

Tandis que les deux femmes regardaient avec inquiétude autour d’elles, les quatre homme groupés à quelques pas en arrière causaient vivement entre eux.

« Enfants, dit John Bright à ses compagnons attentifs, la journée est finie, le soleil descend là-bas derrière les montagnes, il est temps de songer au repos de la nuit, nos bestiaux sont fatigués, nous-mêmes nous avons besoin de reprendre des forces pour nos travaux de demain ; je crois donc, sauf meilleur avis, que nous ferons bien de profiter du peu de temps qui nous reste pour établir notre camp.

— Oui, répondit James, nous avons devant nous un monticule au sommet duquel il nous est facile de nous établir.

— Et, interrompit William, dont nous pourrons en quelques heures faire une forteresse presque imprenable.

— Nous aurons un rude travail pour faire gravir le monticule à la charrette, dit le père en secouant la tête.

— Bah ! fit Sem, pas autant que vous le supposez, maître Bright, nous en serons quittes pour prendre un peu de peine, voilà tout.

— Comment cela ?

— Eh ! reprit le domestique, nous n’avons qu’à décharger la charrette.

— C’est vrai, dès qu’elle sera vide, il sera facile de la faire arriver au sommet du monticule.

— Hum ! observa William, croyez-vous donc, père, qu’il soit bien nécessaire de nous donner toute cette peine : une nuit est bientôt passée, et nous ferions bien, je crois, de rester simplement où nous sommes ; la position est excellente, nous n’avons que quelques pas à faire pour atteindre les bords du fleuve et mener boire nos bestiaux.

— Non, nous ne devons pas rester ici, la place est trop découverte, nous n’aurions aucun abri si les Indiens nous attaquaient.

— Les Indiens ! fit le jeune homme en riant, nous n’en avons pas vu un seul de toute la journée.

— Oui, ce que vous dites est juste, William, les Peaux-Rouges ont disparu ; eh bien, vous dirai-je toute ma pensée ?… c’est justement cette disparition que je ne comprends pas qui m’inquiète.

— Pourquoi donc, père ?

— Parce que s’ils se sont tenus cachés, c’est qu’ils préparent quelque embuscade et qu’ils ne veulent pas que nous sachions dans quelle direction ils se trouvent.

— Allons donc, père ! vous croyez cela ? répondit le jeune homme d’un ton léger.

— J’en suis convaincu ! » dit sérieusement l’émigrant.

Les deux domestique baissèrent affirmativement la tête.

« Tous me pardonnerez, père, répondit le jeune homme, si je ne partage pas votre opinion. Pour moi, je crois être certain, au contraire, que ces démons rouges qui nous suivent depuis si longtemps ont fini par comprendre qu’ils n’auraient rien à gagner avec nous que des coups, et, en hommes prudents, ils ont renoncé à nous suivre plus longtemps.

— Non, non, vous vous trompez, mon fils, ce n’est pas cela.

— Voyons, père, reprit le jeune homme avec une certaine animation, permettez-moi de vous faire une observation qui, je le crois, vous rangera de mon avis.

— Faites, mon fils, nous sommes ici pour émettre librement nos opinions et nous ranger à la meilleure ; l’intérêt commun est en jeu, il s’agit du salut de tous ; dans une circonstance aussi grave, je ne me pardonnerais pas de négliger un bon avis, n’importe de qui il me viendrait : parlez donc sans crainte.

— Vous savez, mon père, répondit le jeune homme, que les Indiens comprennent l’honneur autrement que nous, c’est-à-dire que, lorsque le succès d’une expédition ne leur est pas clairement démontré, ils n’ont pas honte d’y renoncer, parce que ce qu’ils recherchent d’abord, c’est le profit.

— Je sais tout cela, mon fils, mais je ne vois pas encore où vous voulez en venir.

— Vous allez me comprendre. Voici près de deux mois que, depuis le lever du soleil, au moment où nous nous mettons en route, jusqu’à son coucher, qui est ordinairement celui où nous nous arrêtons, les Peaux-Rouges nous suivent pour ainsi dire pas à pas sans qu’un seul instant il nous ait été possible de nous délivrer de ces voisins incommodes auxquels aucuns de nos mouvements n’ont échappé.

— C’est juste, dit John Bright ; mais que concluez-vous de cela, mon fils ?

— Mon Dieu ! une chose bien simple : ils ont reconnu que nous étions continuellement sur nos gardes et que s’ils essayaient de nous attaquer ils seraient battus ; alors ils se sont retirés, voilà tout.

— Malheureusement, mon fils, vous oubliez une chose.

— Laquelle ?

— Celle-ci : les Indiens, généralement moins bien armés que les blancs, redoutent de les attaquer, surtout lorsqu’ils supposent qu’ils auront affaire à des gens presque aussi nombreux qu’eux, et en sus abrités derrière des chariots et des balles de marchandises ; mais ici ce n’est nullement le cas : depuis qu’ils nous surveillent, les Indiens ont eu maintes fois l’occasion de nous compter ; ce qu’ils ont fait depuis longtemps déjà.

— Oui ! fit Sem.

— Or, ils savent que nous ne sommes que quatre ; ils sont au moins cinquante, s’ils ne sont pas plus nombreux encore ; que peuvent, malgré tout leur courage, quatre hommes contre un nombre aussi considérable d’ennemis ? Rien ! Les Peaux-Rouges le savent, et ils agiront en conséquence, c’est-à-dire que, lorsque l’occasion se présentera, ils ne manqueront pas de la saisir.