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que diable faites-vous là, embusqués comme des pirates de prairies ?

— Venez à notre campement, monsieur Édouard, nous vous l’apprendrons.

— Soit, mais guidez-nous. »

Ils atteignirent bientôt l’entrée d’une caverne naturelle, où, à la lueur incertaine d’un feu mourant, ils aperçurent un assez grand nombre de chasseurs blancs et demi-sang, au milieu desquels le comte reconnut John Bright, son fils, sa fille et sa femme.

Le digne squatter avait laissé son défrichement sous la garde de ses deux serviteurs, et, craignant que sa femme et sa fille ne fussent pas en sûreté pendant son absence, il leur avait proposé de l’accompagner ; bien que cette offre fût assez singulière, elles avaient accepté avec empressement. Fleur-de-Liane alla immédiatement se placer auprès des deux dames.

Balle-Franche, le squatter, et surtout Ivon, étaient impatients de savoir ce qui était arrivé au comte, et comment il était parvenu à s’échapper du camp des Peaux-Rouges.

M. de Beaulieu ne fit aucune difficulté de satisfaire leur curiosité, d’autant plus que lui-même avait hâte de connaître pour quelle raison ses amis étaient embusqués aussi près du camp.

Ce que les chasseurs avaient prévu était arrivé ; à peine vainqueurs des Américains et maîtres du fort, la désunion avait commencé à se mettre parmi les Peaux-Rouges. Plusieurs chefs avaient été mécontents de voir, à leur préjudice, Natah-Otann, un des plus jeunes sachems des confédérés, s’attribuer les bénéfices de la victoire en s’installant, avec sa seule tribu, dans ce fort que toutes étaient parvenues à conquérir au prix de tant de sang versé et de tant d’efforts ; un sourd mécontentement avait commencé à régner parmi eux, quatre ou six des plus puissants parlèrent même, deux heures à peine après la victoire, de se retirer avec leurs guerriers, et de laisser Natah-Otann continuer la guerre comme il l’entendrait avec les blancs.

Le Loup-Rouge n’avait éprouvé que peu de difficultés pour commencer l’œuvre de défection qu’il méditait ; aussi, à peine la nuit venue, s’était-il introduit dans le camp avec ses guerriers, et s’était-il occupé à attiser ce feu qui ne faisait que couver, mais qui devait bientôt devenir une flamme dévorante, grâce aux moyens de corruption dont le chef disposait.

De tous les agents destructeurs introduits par les Européens en Amérique, le plus terrible et le plus efficace est, sans contredit, l’eau-de-vie et toutes les liqueurs fortes en général. À part les Comanches, dont la sobriété est proverbiale, et qui ont constamment refusé de boire autre chose que l’eau de leurs rivières, tous les Indiens raffolent des liqueurs fortes.

L’ivresse, chez les peuplades primitives, est terrible et atteint les proportions d’une folie furieuse.

Le Loup-Rouge, qui brûlait de se venger de Natah-Otann, et qui, de plus, obéissait aveuglément aux insinuations de mistress Margaret, avait conçu un plan atroce, qu’un cerveau indien était seul capable d’enfanter.

John Bright avait apporté avec lui dans le désert une assez forte provision de wiskey ; le Loup-Rouge se l’était fait donner ; il l’avait chargée tout entière sur des traîneaux, et était entré ainsi dans le camp.

Les Indiens, lorsqu’ils connurent l’espèce de marchandise qu’il apportait avec lui, n’hésitèrent pas à lui faire une chaleureuse réception.

Le chef, tout en les endoctrinant et leur représentant Natah-Otann comme un homme qui n’agissait que pour des motifs personnels et dans le but d’assouvir son ambition effrénée, leur abandonna généreusement les liqueurs qu’il avait amenées avec lui.

Les Peaux-Rouges acceptèrent avec empressement le cadeau que leur faisait le Loup-Rouge, et, sans perdre un instant, ils firent de copieuses libations. Lorsque le Loup-Rouge vit les Indiens arrivés au degré d’ivresse où il les voulait, il se hâta de prévenir ses alliés afin de tenter un hardi coup de main en s’emparant du fort par surprise.

Les chasseurs montèrent immédiatement à cheval et se dirigèrent vers la forteresse, à deux cents pas de laquelle ils s’embusquèrent, afin d’être prêts au premier signal.

Natah-Otann, en traversant le camp après avoir escorté les jeunes gens, s’aperçut de l’effervescence qui régnait parmi ses alliés ; plusieurs épithètes mal sonnantes frappèrent désagréablement son oreille ; bien qu’il ne supposât pas que les Américains, après la rude défaite qu’ils avaient subie dans la journée, fussent en état de reprendre immédiatement l’offensive, cependant sa connaissance approfondie du caractère de ses compatriotes lui fit soupçonner une trahison, et il résolut de redoubler de prudence, afin d’éviter un conflit dont les suites désastreuses seraient incalculables pour la réussite de ses projets ; agité par un sombre pressentiment, le jeune chef doubla le pas afin d’atteindre plus vite le fort ; mais au moment où, après avoir ouvert la porte, il se préparait à entrer, une lourde main s’appesantit sur son épaule pendant qu’une voix rude prononçait ces quelques paroles à son oreille :

« Natah-Otann est un traître ! »

Le chef se retourna comme si un serpent l’avait piqué, et, brandissant sa lourde hache autour de sa tête, il en assena un coup terrible à ce hardi interlocuteur ; mais celui-ci éluda le coup en se jetant de côté, et, levant sa hache à son tour, il en assena du tranchant un coup au chef qui le para du manche de son arme ; ils se précipitèrent alors à corps perdu l’un sur l’autre.

Il y avait quelque chose de singulièrement effrayant dans ce combat acharné, que se livraient ces deux hommes, muets comme des fantômes, et chez lesquels la colère ne se trahissait que par les sifflements sourds de leur respiration.

« Meurs, chien ! » s’écria tout à coup Natah-Otann, dont la hache venait enfin de s’enfoncer dans le crâne de son adversaire, qui roula sur le sol avec un cri d’agonie.