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Le chef se pencha vers lui.

« Le Loup-Rouge ! s’écria-t-il ; je m’en doutais. »

Soudain un bruit presque imperceptible dans l’herbe lui rappela la situation critique où il se trouvait ; il fit un bond prodigieux en arrière, entra dans le fort et en ferma vivement la porte derrière lui.

Il était temps !

À peine avait-il disparu qu’une vingtaine d’individus, lancés à sa poursuite, vinrent donner du front contre la porte en étouffant des cris de rage et de déception.

Mais l’alarme était donnée ; le combat général allait évidemment commencer.

Natah-Otann à peine entré dans le fort, reconnut avec un frémissement de douleur que cette victoire, qu’il avait si chèrement achetée, était sur le point de lui échapper.

Les Kenhàs avaient fait de leur propre mouvement dans le fort ce que les autres Pieds-Noirs, poussés par le Loup-Rouge, avaient accompli dans la prairie.

Après la prise de la forteresse, ils s’étaient répandus de tous les côtés, les liqueurs fortes ne leur avaient pas longtemps échappé, ils avaient roulé les barils dans la cour et les avaient défoncés, profitant, pour se livrer à cet acte d’indiscipline inqualifiable, du sommeil du Bison-Blanc qui, rendu de fatigues, s’était assoupi pendant quelques instants, et de l’absence de Natah-Otann, les deux seuls hommes dont l’influence aurait été assez grande pour les maintenir dans le devoir.

Alors une orgie effroyable avait commencé, orgie indienne, avec ses atroces péripéties de meurtre et de massacre. Nous l’avons dit, l’ivresse, pour les Peaux-Rouges, c’est la folie, la folie poussée au dernier paroxysme de la fureur et de la rage ; il y avait eu une épouvantable scène de carnage, à la suite de laquelle les Indiens étaient tombés les uns sur les autres et s’étaient endormis pêle-mêle au milieu de la cohue.

« Oh ! murmura le chef avec désespoir, que faire avec de pareils hommes ! »

Natah-Otann se précipita dans la chambre où il avait laissé le Bison-Blanc.

Le vieux chef dormait paisiblement à demi renversé sur un fauteuil.

« Malheur ! malheur ! s’écria le jeune homme en s’élançant vers lui et le secouant vigoureusement pour l’éveiller.

— Qu’y a-t-il ? s’écria le vieillard en ouvrant les yeux et en se redressant, qu’avez-vous ?

— J’ai que nous sommes perdus ! répliqua le chef.

— Perdus ! répondit le Bison-Blanc, que se passe-t-il donc ?

— Il se passe que les six cents hommes que nous avons ici sont ivres, que le reste de nos confédérés se tourne contre nous et que nous n’avons plus qu’à mourir.

— Mourons alors, mais mourons en braves, » fit le vieillard en se levant.

Il demanda à Natah-Otann, qui se hâta de les lui donner, des détails circonstanciés sur ce qui se passait.

« La situation est grave, mais tout n’est pas perdu, je l’espère, dit-il ; réunissons les quelques hommes en état de combattre que nous pourrons trouver, et faisons tête à l’orage. »

En ce moment une effroyable fusillade se fit entendre mêlée à des cris de guerre et à des hourras de défi.

« La lutte suprême est engagée ! s’écria Natah-Otann.

— En avant ! » répondit le vieux chef.

Ils s’élancèrent au dehors.

La situation était des plus critiques.

Le major Melvil, profitant de l’ivresse de ses gardiens, avait brisé les portes de sa prison, et à la tête d’une vingtaine d’Américains, il avait résolument chargé les Peaux-Rouges, pendant que les chasseurs, au dehors, tentaient l’escalade des barricades.

Les Indiens de la prairie, de leur côté, ignorant la mort du Loup-Rouge et croyant suivre son impulsion, s’avançaient en masse compacte contre le fort dans le but de l’enlever.

Natah-Otann avait à lutter à la fois contre les ennemis du dehors et contre ceux du dedans, mais il ne se désespéra pas ; il se multipliait, il était partout à la fois, encourageant les uns, gourmandant les autres, faisant passer dans le cœur de tous l’ardeur qui l’animait.

À sa voix nombre de ses guerriers se relevèrent et vinrent se joindre à lui ; alors la lutte s’organisa et la bataille devint régulière.

Cependant les chasseurs, excités par le comte et par Balle-Franche, redoublaient d’efforts ; se cramponnant aux aspérités du mur, montant les uns sur les autres avec une frénésie extrême, ils se hissaient jusqu’au sommet des palissades, qu’ils voulaient escalader ; les Américains, bien que surpris eux-mêmes lorsqu’ils comptaient surprendre leurs ennemis, se battaient avec un acharnement indicible, retournant sans cesse à l’assaut, malgré la mitraille qui les décimait, et semblaient résolus à se faire tous massacrer plutôt que de reculer d’un pas.

Pendant deux heures environ que la nuit dura, la lutte se soutint sans avantage décidé d’un côté ni de l’autre ; mais lorsque le soleil parut à l’horizon, les choses changèrent tout à coup de face.

Dans les ténèbres, il était impossible aux Indiens de reconnaître les ennemis contre lesquels ils se battaient ; mais dès que le jour commença à poindre, que l’obscurité se dissipa, ils aperçurent, combattant au premier rang de leurs ennemis et massacrant sans pitié les Peaux-Rouges, l’homme sur lequel ils comptaient le plus, que leurs chefs et leurs sorciers leur avaient annoncé devoir les conduire à la victoire et les rendre invincibles.

Alors ils hésitèrent, le désordre se mit parmi eux, et, malgré les efforts tentés par leurs chefs, ils reculèrent.

Le comte, ayant à ses côtés Balle-Franche, Ivon, le squatter et son fils, faisait des Indiens une boucherie affreuse, il se vengeait de la trahison dont ils l’avaient rendu victime, et à chaque coup les abattait comme des épis mûrs.