Page:Aimard - Balle france, 1867.djvu/142

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le comte atteignit enfin la porte du fort ; mais là il vint se choquer contre une troupe de guerriers d’élite, commandée par le Bison-Blanc, qui effectuait sa retraite en bon ordre et sans tourner visage, poursuivi de près par le major Melvil déjà presque maître de l’intérieur de la forteresse.

Il y eut un instant, nous ne dirons pas d’hésitation, mais de trêve entre les deux troupes ennemies ; chacune d’elles comprenait que de la déroute de l’autre dépendait le sort de la bataille.

Tout à coup Natah-Otann apparut fou de douleur et de rage ; brandissant d’une main son totem, il guidait avec les genoux un magnifique cheval avec lequel il s’était à plusieurs reprises enfoncé au plus épais des rangs ennemis dans le vain espoir de ranimer le courage des siens et de rétablir le combat ; cheval et cavalier ruisselaient de sang et de sueur, sur le visage contracté du chef les ombres de la mort s’étendaient déjà, mais son front rayonnait encore d’enthousiasme ; ses yeux semblaient lancer des éclairs et sa main frémissante agitait une hache rouge jusqu’à la poignée.

Une vingtaine de guerriers dévoués le suivaient, blessés comme lui, mais résolus comme lui à ne pas survivre à leur défaite.

Arrivé sur le front de bandière des Américains, Natah-Otann s’arrêta, ses sourcils se froncèrent, un sourire nerveux contracta ses lèvres, il releva un front superbe ; et, se haussant sur ses étriers, il promena lentement autour de lui un regard fascinateur.

« Pieds-Noirs, mes frères, s’écria-t-il d’une voix stridente, puisque vous ne savez pas vaincre, apprenez au moins à mourir ; à moi, mes fidèles ! »

Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son coursier, qui hennit de douleur, il s’élança sur les Américains, suivi des quelques guerriers qui l’accompagnaient et avaient juré de ne pas l’abandonner. Cette faible troupe dévouée à la mort, s’engouffra dans les rangs des chasseurs où elle disparut tout entière ; pendant quelques minutes ce fut une sourde lutte, une horrible boucherie, un flux et un reflux de carnage impossible à décrire, lutte de Titans de quinze hommes à demi nus contre trois cents ; puis peu à peu l’agitation cessa, le calme se rétablit, les rangs des chasseurs se reformèrent.

Les héros Pieds-Noirs étaient morts, mais ils s’étaient fait de sanglantes funérailles, cent vingt Américains avaient succombé engloutissant leurs ennemis sous leurs cadavres.

Seule la troupe du Bison-Blanc résistait encore, mais, attaquée par derrière par le major Melvil et par devant par le comte, sa dernière heure avait sonné ; cependant le choc fut rude, les Indiens résistèrent opiniâtrement et firent chèrement acheter aux blancs la victoire ; mais pressés de tous les côtés à la fois, succombant sans profit sous les balles infaillibles des chasseurs, le désordre se mit dans leurs rangs, ils se débandèrent et la déroute commença.

Un seul homme demeura calme et impassible sur le champ de bataille.

Cet homme était le Bison-Blanc ; appuyé sur sa longue épée, le front pâle et le regard fier, il défiait encore les ennemis qu’il ne pouvait plus combattre.

« Rendez-vous ! s’écria Balle-Franche en s’élançant vers lui, rendez-vous, vieillard, ou je vous tue sans pitié. »

Le chef sourit avec dédain sans daigner répondre.

L’implacable chasseur saisit son rifle par le canon et le fît tournoyer au-dessus de sa tête.

Le comte lui saisit vivement le bras.

« Arrêtez, Balle-Franche, s’écria-t-il.

— Laissez faire cet homme, dit froidement le Bison-Blanc.

— Je ne veux pas qu’il vous tue, répliqua le jeune homme.

— Alors, c’est vous qui me tuerez, n’est-ce pas, monsieur le comte de Beaulieu ? répondit-il d’une voix incisive.

— Non, monsieur, répondit le jeune homme avec dédain, jetez vos armes, je vous fais grâce ! »

Le proscrit lui lança un regard haineux.

« Au lieu de me dire de jeter mes armes, fit-il avec ironie, pourquoi n’essayez-vous pas de me les prendre ?

— Parce que j’ai pitié de votre âge, monsieur, de vos cheveux blancs.

— Pitié ; avouez donc plutôt, noble comte, que vous avez peur. »

À cette insulte, le jeune homme tressaillit et son visage devint livide.

Les Américains faisaient cercle autour des deux hommes et attendaient avec anxiété ce qui allait arriver.

« Finissons-en, cria le major Melvil, tuez cette bête enragée.

— Un instant, monsieur, je vous en prie, laissez-moi terminer cette affaire.

— Puisque vous le désirez, monsieur, agissez à votre guise.

— C’est donc un combat que vous voulez ? reprit le comte en s’adressant au proscrit toujours impassible.

— Oui, répondit-il les dents serrées, un combat à mort ; ce ne sont pas deux hommes qui lutteront ici, ce sont deux principes ; je hais votre caste, comme vous haïssez la mienne.

— Soit, monsieur. »

Le comte prit deux sabres des mains des individus les plus près de lui et en jeta un aux pieds du proscrit, celui-ci se baissa pour le ramasser ; au moment où il se relevait, Ivon l’ajusta avec un pistolet et lui cassa la tête.

Le jeune homme se retourna furieux contre son domestique.

« Malheureux ! s’écria-t-il, qu’as-tu fait ?

— Dame, monsieur, tuez-moi si vous voulez, répondit naïvement le Breton, mais vrai, cela a été plus fort que moi, j’avais trop peur ! »

Le proscrit était mort sur le coup en emportant le secret de son nom dans la tombe.

« Allons, allons, dit le major en s’interposant, il