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colline, brillaient les dernières flammes d’un feu mourant, qui apparaissaient par intervalles entre les branches des arbres.

Natah-Otann s’arrêta à l’extrémité d’une espèce de petit promontoire dont la pointe s’avançait assez loin dans l’eau. Cet endroit était entièrement dénué de plantes ; le regard pouvait, à une assez grande distance, s’étendre sur la prairie et apercevoir les moindres mouvements du désert.

« Ce lieu convient-il au chasseur ? demanda le chef.

— Parfaitement, répondit Balle-Franche en posant la crosse de son rifle à terre et appuyant les mains croisés sur l’extrémité du canon ; je suis prêt à entendre la communication que veut me faire mon frère. »

L’Indien marchait de long en large sur le sable, les bras croisés et la tête basse, comme un homme qui réfléchit profondément.

Le chasseur le suivait de l’œil, attendant, impassible, qu’il lui plût de s’expliquer.

Il était facile de comprendre que Natah-Otann mûrissait dans sa tête un de ces projets hardis comme les Indiens en imaginent souvent, mais il ne savait comment entrer en matière.

Le chasseur résolut d’en finir.

« Voyons, dit-il, mon frère m’a fait quitter mon camp, il m’a invité à le suivre ; j’ai consenti à le faire. Maintenant que selon son désir nous sommes loin des oreilles humaines, ne veut-il plus parler ? alors, qu’il me le dise, je retournerai auprès de mes compagnons. »

L’Indien s’arrêta devant lui.

« Non, dit-il, que mon frère reste. L’heure est venue d’une explication entre nous. Mon frère aime l’Œil-de-Verre ? »

Le chasseur regarda son interlocuteur d’un air narquois.

« À quoi bon cette question ? demanda-t-il. Que j’aime ou n’aime pas celui qu’il lui plaît d’appeler Œil-de-Verre, cela, je suppose, doit lui être fort indifférent.

— Un chef ne perd pas son temps en vains discours, dit péremptoirement l’Indien, les paroles que souffle sa poitrine sont toujours simples et vont droit au but ; que mon frère réponde donc aussi clairement que je l’interroge.

— Je ne vois pas grand inconvénient à le faire : oui, j’aime l’Œil-de-Verre, je l’aime non-seulement parce qu’il m’a sauvé la vie, mais encore parce que c’est une des plus loyales natures que j’aie jamais connues.

— Bon ! dans quel but l’Œil-de-Verre parcourt-il la prairie, mon frère le sait sans doute ?

— Ma foi non ; je vous avoue, chef, que mon ignorance est complète à ce sujet. Seulement je suppose que fatigué de la vie des villes, il est venu ici sans autre but que celui de retremper son âme par les sublimes aspects de la nature et les grandioses mélodies du désert. »

L’Indien secoua la tête. Les idées métaphysiques et les tournures de phrases poétiques du chasseur étaient de l’hébreu pour lui, il ne comprenait pas.

« Natah-Otann est un chef, dit-il, il n’a pas la langue fourchue, les paroles que souffle sa poitrine sont claires comme le sang de ses veines. Pourquoi le chasseur ne lui parle-t-il pas sa langue ?

— Je réponds à ce que vous me demandez, chef, et voilà tout. Croyez-vous donc que je me suis amusé à interroger mon ami sur ses intentions ? elles ne me regardent pas, je ne me reconnais pas le droit de chercher dans le cœur d’un homme les motifs qui le font agir.

— Bon ! Mon frère parle bien, sa tête est grise, son expérience est longue.

— Ceci est possible, chef ; dans tous les cas, nous ne sommes pas assez amis, vous et moi, pour que nous nous confiions nos pensées sans restriction, je suppose ; voilà plus d’une heure que vous me tenez là pour ne me rien dire, ainsi le mieux est de nous séparer.

— Pas encore.

— Pourquoi donc ? Croyez-vous que je suis comme vous, moi, et qu’au lieu de dormir la nuit comme tout bon chrétien doit le faire, je m’amuse à courir la prairie comme un jaguar en quête d’une proie ? »

L’Indien se mit à rire.

« Ooah ! fit-il, mon frère est très-habile, rien ne lui échappe.

— Pardieu ! il n’y a pas grande habileté à deviner ce que vous faites ici.

— Bon ! que mon frère écoute alors.

— Je le veux bien, mais à la condition que vous mettrez de côté une fois pour toutes vos circonlocutions indiennes au milieu desquelles vous cachez si adroitement le fond de votre pensée.

— Mon frère ouvrira les oreilles, les paroles de son ami arriveront jusqu’à son cœur.

— Voyons, finissons-en.

— Puisque mon frère aime l’Œil-de-Verre, il lui dira de la part de Natah-Otann qu’un grand danger le menace.

— Ah ! fit le Canadien en lançant un regard soupçonneux à son interlocuteur, et quel est ce danger ?

— Je ne puis m’expliquer davantage.

— Fort bien, dit en ricanant Balle-Franche, le renseignement est bon, quoique pas très-explicite, et que faut-il que nous fassions pour conjurer ce grand danger qui nous menace ?

— Mon frère réveillera son ami, ils monteront à cheval, et, aussi vite qu’ils pourront marcher, ils s’éloigneront et ne s’arrêteront qu’après avoir traversé le fleuve.

— Hum ! et lorsque nous aurons fait cela, nous n’aurons plus rien à craindre ?

— Plus rien.

— Voyez-vous cela ? dit ironiquement le chasseur ; et quand faut-il que nous partions ?

— Tout de suite.

— De mieux en mieux ! »

Balle-Franche fit quelques pas d’un air pensif, puis il revint se placer en face du chef dont les yeux brillaient dans l’ombre comme ceux d’un chat tigre, et qui suivait attentivement tous ses mouvements.

« Ainsi, reprit-il, vous ne pouvez pas me découvrir la raison qui nous oblige à partir ?